LA POÉSIE PEUT-ELLE ÊTRE UN DOCUMENT HISTORIQUE ? LE CAS DE LA POÉSIE LYRIQUE NÉOCLASSIQUE ESPAGNOLE

Marc Marti

Dans le cadre de ce travail, nous nous interrogerons sur un genre littéraire qui a souvent été négligé par les historiens, la poésie. Cependant, il ne saurait être question d’aborder le genre sans tenir compte de ses spécificités formelles et historiques. Nous essaierons donc de développer une démarche qui prenne en compte toutes les particularités du texte et de la pratique poétique.

Dans un premier temps, une réflexion axée sur les méthodes d’analyse socio-historique menées sur la littérature nous semble nécessaire. Cette synthèse nous permettra de proposer, de façon provisoire, une grille d’analyse spécifique à la poésie.

Selon les théories d’analyse littéraires, deux voies s’offrent à l’historien. D’abord, une étude du statut socio-économique du poète à la fin du XVIIIe et sur le public peut s’avérer intéressante. Ensuite, on devra compléter cette première approche par une réflexion socio-historique et socio-esthétique qui prenne en considération les éléments extratextuels et génériques, inséparables de la poésie[1]. Il s’agira aussi bien des préceptes néoclassiques qui régissent et inspirent, à travers les traités, la création poétique que des topoï. À partir de quelques exemples, nous montrerons donc les possibilités qu’offrent, dans une perspective historique, l’analyse des topoï et de quelques figures poétiques significatives.

1. Problèmes de méthode

1.1. Une première approche

Pierre Zima écrivait, en 1984, « qu’à la différence du drame et du roman, […] le texte lyrique a été négligé par les sociologues de la littérature ». La même remarque pourrait être faite à propos de l’historiographie, qui a peu utilisé la poésie comme document historique. Dans la plupart des cas, comme le rappelle Pierre Zima, «  beaucoup de théoriciens partaient (et partent) de l’idée reçue que la poésie lyrique, orientée vers la « subjectivité » et le domaine « affectif », ne se prête guère à l’analyse sociologique : dans la plupart des cas, elle ne « représente » ni la société, ni les événements historiques ». Cette approche du texte était bien entendu critiquable, puisque « fondée sur une autre idée reçue selon laquelle la sociologie de la littérature doit être une analyse thématique et viser les "contenus sociaux" des "œuvres". Dans cette perspective, le caractère social et historique de l’écriture passe inaperçu »[2]. Ce qui suppose que la notion de texte poétique, en tant que genre et expression littéraire, n’est pas intemporelle, c’est-à-dire, comme l’affirme Roland Barthes, « je doute qu’il y ait une essence de la poésie en dehors de son Histoire »[3].

Avant de proposer une analyse du texte poétique, il convient de définir l’objet d’étude. Sur ce point il semble évident que l’on ne peut que privilégier l’approche historique. Chaque époque a, en fait, produit sa définition de la poésie lyrique. Schématiquement, depuis le romantisme, on tend à l’assimiler à l’affectif, au subjectif, donc à l’originalité et à l’individuel. Cette vision est cependant inopérante dès qu’il s’agit de considérer la poésie classique qui se fonde, par exemple, sur l’utilisation de lieux communs, élaborés depuis l’Antiquité. A la notion d’originalité des romantiques s’oppose, entre autres, le concept d’imitation, bien que les choses, ne soient pas historiquement aussi tranchées.

A la définition même de la poésie est étroitement liée celle du poète et de son statut social, qui varie suivant les époques et les sociétés. L’image du poète « semblable au prince des nuées » n’est ni universelle, ni intemporelle. L’idée que s’en fait la société espagnole de la fin du XVIIIe est même totalement en opposition ; le créateur, à cette époque, fait en général preuve d’un grande sociabilité et se préoccupe de ses contemporains.

Dernier problème enfin, le texte lui même et les méthodes d’analyse possibles. Comme l’a souligné Pierre Zima, on pourrait partir de l’idée qu’il ne s’agit pas d’inventer une « nouvelle sémiotique sociologique. Il faut plutôt tenter de se servir de certains concepts sémiotiques existants en faisant apparaître leur dimension sociologique qui a été négligée jusqu’à présent »[4].

1.2. Des orientations

Ces quelques réflexions nous permettent d’envisager, provisoirement, une méthode empirique afin d’analyser la dimension historique et idéologique du texte lyrique à la fin du XVIIIe. Nous proposerons de distinguer, pour les besoins de l’étude, quatre niveaux complémentaires.

—En premier lieu, il s’agira de déterminer clairement des éléments extratextuels qui ont leur importance dans la genèse du texte lyrique : statut économique et professionnel des auteurs, média, public, importance de la pratique poétique dans la vie sociale. Du point de vue de la sociologie des textes littéraires, cette approche est celle qu’a privilégiée Robert Escarpit[5].

—Ensuite, il conviendra de préciser et d’analyser les contraintes formelles et thématiques qui pèsent sur la production du texte lyrique. Dans le cas d’une poésie classique, comme celle de la fin du XVIIIe espagnol, il est évident que la notion de genre est totalement opératoire, bien que le genre lyrique fût, paradoxalement, mal défini à cette époque. Ce deuxième niveau d’analyse est complémentaire du premier, car il nous oriente vers la perception du public. Le genre peut en effet être considéré comme un ensemble de « formes fonctionnant dans un système de communication sociale »[6]. De plus, « les genres des différentes époques historiques apparaissent comme des tentatives collectives pour résoudre des problèmes sociaux, pour s’orienter dans une réalité changeante et justifier certaines attitudes et actions sur le plan culturel […] »[7].

—En outre, à partir du moment où l’on accepte la notion de genre, le matériau conventionnel utilisé —les topoï par exemple—, qu’il soit linguistique ou thématique, doit être à son tour analysé. Cependant, comme le signale E. Cros, l’analyse devra ici éviter « le préjugé naïf selon lequel les textes littéraires renvoient immédiatement à la "réalité" » de par leur thématique. Toute analyse thématique passe nécessairement par la prise en compte des références littéraires. Cette approche a fait l’objet d’un numéro de la revue Imprévue, consacré à la poésie amoureuse espagnole du moyen âge au baroque[8]. Elle réactive bien entendu la notion fort débattue d’intertextualité que nous considérerons ici, suivant la proposition d’Edmond Cros, « dans le cadre du travail de l’écriture […] ce n’est pas cet intertexte qui vient se déconstruire mais, plus exactement, son interprétant, c’est-à-dire une certaine idée de cet intertexte ; ce n’est pas une ancienne textualité qui vient se déconstruire dans la nouvelle, mais, en quelque sorte, une certaine façon de lire ce texte premier »[9].

—Une fois élucidé le contenu conventionnel et thématique du texte, on pourra analyser les figures de style du texte lyrique comme des lieux stratégiques où s’exprimeront éventuellement les contradictions du discours poétique et ses rapports complexes avec l’idéologie. A ce niveau, il ne faudra négliger aucun recours. Les figures de diction et de construction sont tout aussi importantes que les figures de pensée et les figures de construction. De la même façon, la métrique pourra être considérée comme un élément pertinent.

2. Éléments extratextuels et préceptes génériques

2.1. Éléments extratextuels : pratique poétique, média, statut des écrivains

La poésie lyrique espagnole de la seconde partie du XVIIIe s’insère dans un contexte où la poésie est un objet de grande consommation, dont la presse était friande et qui atteignait même, par le biais des romances de ciegos, un public non lettré[10]. Le concept de poésie, à l’âge classique avait un sens plus large qu’à l’heure actuelle. Il englobait toute composition en vers, c’est-à-dire, le théâtre (poésie dramatique), les textes épiques et bien sûr, les textes lyriques. Sans entrer dans les problèmes que pose cette classification, on peut remarquer que la poésie lyrique occupait une place de choix dans la vie culturelle et sociale de l’époque. Les poèmes de circonstance étaient fréquents. On écrivait pour célébrer différents moments de la vie : anniversaire, deuil, événements militaires, naissances, etc. De la même façon, certains lettrés communiquaient avec leurs proches et leurs amis au moyen d’épîtres en vers. Dans cette perspective, la poésie différait des autres genres. Pour circuler et toucher éventuellement un public important, elle n’avait pas forcément besoin de l’édition. Il n’est pas étonnant qu’une bonne partie des textes subversifs et de satire politique qui circula à l’époque ait été rédigée en vers. D’une certaine façon, la poésie échappa en partie à la censure. Cet avantage des formes courtes versifiées —facilement mémorisables et diffusables— expliquent la préférence pour le genre dans les écrits clandestins.

Aux marges du circuit de l’écrit, la poésie fut aussi, mais ici comme les autres genres, un sujet de discussion et de travail des tertulias, sortes d’académies informelles, où la principale relation dont les membres étaient liés par l’amitié et un goût commun pour la pratique et la critique littéraires. Tous les poètes célèbres de l’époque participèrent à un ou plusieurs de ces groupes[11]. La pratique poétique témoigne aussi d’un degré de sociabilité important.

En plus de cette circulation informelle des textes, le principal média, hormis des publications de recueils, fut sans nul doute la presse. Les travaux de F. Aguilar Piñal démontrent que les publications périodiques accueillirent largement la poésie lyrique dans leurs colonnes, prouvant ainsi l’intérêt du public pour ce type de compositions[12].

Paradoxalement cependant, le succès de la poésie ne généra pas une revendication du statut de poète de la part des auteurs. La pratique poétique était plutôt considérée comme un passe-temps, surtout s’il s’agissait de poésie lyrique, comme l’affirmait Jovellanos, dont l’opinion est assez révélatrice :

« En medio de la inclinación que tengo a la poesía, siempre he mirado la parte lírica de ella como poco digna de un hombre serio, especialmente cuando no tiene más objeto que el amor »[13]

Cette distance à l’égard de la poésie lyrique s’explique d’abord par le relatif discrédit dont était victime le genre :

« Vivimos en un siglo en que la poesía está en descrédito y en que se cree que el hacer versos es una ocupación miserable»[14].

Il s’y ajoutait une préoccupation pour l’image sociale de l’individu. Jovellanos, qui était un haut fonctionnaire et qui deviendra ensuite ministre, écrivit à ce sujet :

« […] la poesía amorosa me parece poco digna de un hombre serio ; y aunque por mis años pudiera resistir todavía este título, no pudiera por mi profesión que me ha sujetado desde una edad temprana a las más graves y delicadas obligaciones »[15].

De la même façon, Juan Meléndez Valdés, dans le prologue de la deuxième édition de ses œuvres (1797), se justifiait longuement et essayait de démontrer qu’il n’y avait pas d’incompatibilité entre sa fonction de magistrat et la publication d’un ouvrage poétique[16]. Son cas n’était pas une exception, la majorité des poètes de la fin du XVIIIe firent partie de l’élite administrative et politique. Sans entrer dans le détail, cette particularité s’explique par la structure sociale de l’Espagne à cette époque. Les études universitaires étant accessibles à une minorité, il est normal de retrouver les mêmes personnes dans tous les secteurs de la vie intellectuelle et politique. Ce statut social du poète explique sans doute une partie de l’orientation thématique des poèmes de l’époque qui, en dehors de sujets traditionnels comme l’amour, la mort, l’amitié, traite aussi des sciences, de l’agriculture, etc.

2.2. Questions de poétique : le genre

Le XVIIIe siècle espagnol a souvent été qualifié de siècle du néoclassicisme. Les polémiques autour des différentes acceptions de ce terme sont nombreuses. Nous nous en tiendrons pour notre part aux éléments qui concernent directement le sujet de notre communication en nous inspirant des différentes remarques faites par Russel P. Sebold, qui reprend le terme sans lui attribuer un sens péjoratif. Le néoclassicisme s’insère dans la tendance classique de la littérature européenne et espagnole, qui s’étend de la fin du moyen âge jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle[17]. Ses modèles restent les auteurs de l’Antiquité, en particulier Virgile, Horace et Théocrite. La nouveauté, et c’est dans ce sens qu’il convient d’accepter le préfixe néo-, réside dans l’élévation des poètes nationaux du XVIe et du début du XVIIe au rang de classiques de référence, au même titre que les auteurs gréco-latins. Les principales figures de la Renaissance que revendiqueront les auteurs du XVIIIe sont Fray Luis de León, Garcilaso, Argensola, Herrera.

La conception néoclassique de la poésie reste fondée sur les principes d’Aristote, perçus cependant, comme l’a souligné Russel P. Sebold, selon les idées philosophiques de l’époque. Selon lui :

« Bajo la influencia de la nueva filosofía inductiva, sensualista, con su insistencia en la observación, Pope, Feijoo y otros resucitaron la premisa aristotélica de que las reglas de la poesía eran leyes naturales universales basadas en la observación directa y el análisis de la naturaleza (es decir del proceso creativo natural) y formuladas en los términos de la propia naturaleza. Las leyes poéticas de Aristóteles, igual que las físicas de Newton, se consideraban como eternas por haber derivado de la naturaleza, mas esto no constituía ninguna limitación para el espíritu creador, porque en el setecientos las autoridades literarias insistían en que el infinito seno de la naturaleza encubría aún tantos principios nuevos, no descubiertos, de la poética, como nuevos cánones de la física »[18].

Par ailleurs, à la conception aristotélicienne de la poésie, le néoclassicisme ajoute un concept qui lui est propre (dans sa formulation) et qui constitue clairement un rejet de la poésie baroque : c’est la notion de bon goût. Ses défenseurs, c’est-à-dire tous les théoriciens de l’art poétique néoclassique, revendiquèrent la clarté face à l’obscurité, le naturel face à l’affectation. Ils condamnèrent donc ce qu’ils appelaient les « excès » rhétoriques qui à leurs yeux étaient des défauts. Ce sont les procédés lexicaux tels les néologismes, archaïsmes, cultismes, les procédés syntactiques tel l’hyperbate et les figures sémantiques comme les jeux de mots, les antithèses trop violentes et gratuites, les oxymores et les hyperboles.

On ne note par contre aucune nouveauté majeure quant aux formes strophiques et à la versification. Cependant, en relation étroite avec de nouveaux choix thématiques, certaines formes seront préférées et d’autres négligées. A cet égard, et à titre d’exemple, le sonnet perdit de son importance au profit de formes plus longues comme la silva qui s’accommodaient mieux avec les principes du bon goût et les nouveaux choix thématiques.

Globalement donc, l’analyse d’éléments extratextuels ancrés dans le contexte historique, social et esthétique permet déjà de déterminer un cadre dans lequel va se dérouler la création textuelle.

3. Éléments textuels

3.1. Topoï : tradition et innovation

Nous limiterons notre analyse à deux topoï : le locus amœnus et le beatus ille. Par topoï, nous entendrons ici « un motif récurrent qui met en relation le texte avec une tradition ou un genre littéraires, en principe reconnaissable par les destinataires »[19]. Ces deux éléments sont intéressants, car ils sont assez souvent utilisés de pair, en général pour composer une évocation de la nature et de la vie retirée.

Le locus amœnus vient de la littérature gréco-latine et il constitue souvent le noyau des descriptions de la nature. Selon E. Curtius, il est composé de trois éléments fondamentaux (arbre, tapis herbeux, ruisseau) et quatre accessoires (chant des oiseaux, fleurs, zéphyr, fruits)[20]. Ce topos va sensiblement évoluer et on notera l’émergence d’un sensualisme propre à la seconde partie du XVIIIe siècle. Les composants indispensables restent les mêmes, mais le locus amœnus est reconstruit à partir d’un nouveau point de vue. Les éléments naturels traditionnels (herbe, ruisseau, zéphyr etc.) sont qualifiés par des épithètes dont les connotations sont à la fois sensuelles et sentimentales comme dulce, suave, tierno, delicado, qui révèlent une nouvelle appréhension de la nature, malgré l’aspect figé des éléments traditionnels. Celle-ci n’est plus seulement un motif décoratif, elle acquiert une certaine autonomie, tout en dépendant étroitement de la vision subjective, intériorisée du poète, qui l’élabore à partir de ses sens et de ses sentiments. Ce sensualisme et ce sentimentalisme, qui percent à travers le topos du locus amœnus, révèlent l’influence et la vulgarisation des théories de Locke et de Condillac. Mais, cette nouveauté a aussi une signification sociale. Elle témoigne de la montée en puissance des notions d’individu et d’individualité qui sont, à cette époque, en train de devenir les valeurs de référence d’une partie de la société espagnole. Dans le discours économique par exemple, la notion de bien public va peu à peu être substituée celle d’intérêt individuel[21]. Un deuxième topos va connaître, à la même époque, une évolution tout aussi significative.

Le beatus ille a été vulgarisé par Horace. On le retrouve dans la littérature espagnole au XVIe chez Garcilaso de la Vega et dans la prose d’Antonio de Guevara, qui va le transformer en un nouveau topos, celui du Menosprecio de corte y alabanza de aldea. C’est sous cette dernière forme que l’on va le retrouver le plus souvent dans la poésie de la seconde partie du XVIIIe. Le thème apparaît fréquemment et il sert d’abord à exprimer, comme dans la tradition, un discours moral, qui consiste à proposer un idéal de vie vertueuse à la campagne tout en tournant le dos aux vices de la ville. Cependant, ce discours moral s’appuie, comme nous l’avons démontré dans un travail antérieur, sur de nouvelles valeurs, en particulier l’éloge de la médiocrité et de l’humilité[22]. La ville est condamnée au nom de la morale d’abord, puisqu’elle n’est que luxe, luxure, gaspillage, ambition et l’image du courtisan ou riche seigneur est étroitement associée à cette évocation négative de la vie urbaine. Le personnage opposé est l’humble paysan qui vit à la campagne ou le poète qui choisit (ou rêve) d’en revêtir les habits. Au delà de la convention, cette attitude pourrait aussi transcrire un désir latent de réforme sociale, que l’on peut interpréter de deux façons complémentaires. D’une part, il s’agit d’une critique exemplaire du mode de vie de la haute noblesse (assimilée à la ville) et à laquelle on propose des modèles de vertu. D’autre part, nous sommes peut être en présence d’une remise en cause plus radicale (suivant les poèmes) de la suprématie sociale et des idéaux de vie de cette même haute noblesse.

En outre, ce discours moral, qui provoque en partie une réécriture et donc une réinterprétation du topos, est aussi sous-tendu par un discours économique. En effet, la Alabanza de aldea fut le centre d’intérêt de l’Académie Espagnole, qui, en 1780, fit de ce thème le sujet d’un concours littéraire. Il s’agissait de composer une églogue qui fasse l’éloge de la vie à la campagne (Alabanza de la vida en el campo). Ce concours fut lancé dans un contexte où la campagne était devenu un centre d’intérêt dominant. Les écrits économiques sur l’agriculture se multipliaient pour atteindre précisément leur niveau le plus haut du siècle au cours des décennies 1770-80 et 1780-90, coïncidant bien sûr avec la création de nouvelles institutions officielles : les Sociétés Économiques d’Amis du Pays[23]. Et à partir de ce moment, on assiste à un glissement du topos. Le beatus ille comme la alabanza de aldea supposaient l’éloge de la vie à la campagne, opposée à la vie citadine. Or, dans la seconde partie du XVIIIe, c’est très souvent le travail agricole que l’on oppose à l’oisiveté urbaine. L’évolution thématique pourrait passer inaperçue mais elle est bien présente. On n’oppose plus exactement deux espaces de vie mais l’oisiveté au travail.

Au niveau idéologique, la campagne et l’agriculture sont l’objet d’un consensus économique et moral qui explique leur mise en valeur. D’une part, les propriétaires fonciers d’une part tirent pratiquement tout leur revenu de l’activité agricole et peuvent, à l’occasion, s’adonner aux plaisirs champêtres ; d’autre part, la classe moyenne et la bourgeoisie commerçante voient dans l’image du paysan heureux (contre le grand) une mise en valeur de leur idéal de vie et aussi parfois, une justification du bien fondé des initiatives de l’État. Une analyse de quelques figures poétiques pourra nous éclairer un peu mieux sur ces tendances.

3.2. La figure poétique et ses possibles valeurs socio-historiques

Dans Théorie et pratiques sociocritiques, Edmond Cros rappelait « la nécessité de reconstituer des trajets de sens souvent contradictoires qui transcrivent des intérêts sociaux des différents sujets transindividuels impliqués. Ces différents trajet de sens découpent de façon multiple une même réalité et créent des espaces de lecture polysémiques »[24]. En ce sens, nous pourrions considérer que certaines figures utilisées par la poésie peuvent être des lieux stratégiques où affleurent de façon plus manifeste ces contradictions et plus généralement l’idéologie. Nous prendrons deux figures d’opposition en exemples : antithèse et oxymore. Le choix peut sembler arbitraire, mais les occurrences de ces procédés littéraires sont d’autant plus intéressantes que la théorie du bon goût, que nous avons évoquée précédemment, condamnait leur emploi systématique. Jovellanos, dans son Tratado de rétórica y poética rappelait que les figures d’opposition devaient être sobrement utilisées et rigoureusement choisies[25]. Ce qui signifie qu’elles sont en général rares et cette rareté les rend d’autant plus significatives lorsqu’elles sont employées.

L’antithèse, selon Bernard Dupriez consiste simplement à « présenter mais en l’écartant ou en la niant une idée inverse, en vue de mettre en relief l’idée principale »[26]. Juan Meléndez Valdés composa une série de romances consacrés aux activités agricoles (vendanges, labours, moissons) dont Los segadores, où l’on trouve les vers suivants, qui décrivent la moisson :

« El vicio es callado y triste,

La inocencia ríe y canta

Y el trabajo es pasatiempo

Cuando el placer lo acompaña »[27].

Les deux premiers vers constituent le noyau de l’antithèse, qui s’appuie sur le chiasme « callado / canta », « ríe / triste ». Le chiasme n’est pas redondant ; il sert plutôt à consolider une antithèse imparfaite sémantiquement : le vice n’est pas opposé à la vertu mais à l’innocence. Cette opposition correspond au topos, profane et chrétien, de l’âge d’or, où les hommes, innocents, étaient vertueux. Une thème repris au XVIIIe à travers les idées de Rousseau, très présentes en Espagne malgré la censure. En fait, cette antithèse pourrait presque être considérée, à cette époque, comme une figure d’usage. Cependant, dans ces quatre vers, le couple innocence/vice vient s’investir dans une opposition implicite travail/oisiveté. L’aspect paradoxal de la métaphore « el trabajo es pasatiempo » est donc fortement atténué par l’antithèse et le chiasme qui la précède mais aussi par la motivation de cette même métaphore « cuando el placer lo acompaña ». L’antithèse sert ici finalement de support et de motivation à la création d’un figure nouvelle. Nouvelle dans le sens où elle est un écart non pas avec l’idéologie économique de l’époque, qui valorisait le travail, mais nouvelle dans un sens esthétique. En effet, une des contraintes qui pesait sur la poésie était l’interdiction de traiter des sujets triviaux ou grossiers, les références du texte poétique devaient être avant tout littéraires[28]. Le problème qui se posait était donc d’arriver à introduire le motif du travail agricole (ici la moisson) en respectant les préceptes néoclassiques. L’opération est facilitée par le fonds traditionnel gréco-latin qui utilise abondamment l’imagerie agricole, cependant, l’acte de travail brut ne répond pas aux critères esthétiques. Il est donc inséré grâce à la fois à l’antithèse d’usage innocence/vice et à la métaphore qui l’associe au plaisir, ce dernier concept étant bien plus bucolique qu’économique. Il faut d’ailleurs noter que dans l’ensemble de ce poème, consacré à l’éloge de la moisson, le travail est toujours évoqué par d’esthétiques euphémismes, la moisson étant même qualifiée de « tonada » (chant poétique). Ce premier exemple permet de saisir la portée et la signification des nouvelles figures. Un second exemple, consacré à l’oxymore permettra d’aborder d’autres aspects.

Selon Bernard Dupriez, dans l’oxymore (alliance de mots contradictoires), les vocables s’opposent dans leur sens hors contexte et le paradoxe reste latent, même quand s’opère la réduction sémantique du contexte[29]. Ces remarques coïncident avec celles d’Edmond Cros sur les systèmes sémiotiques et les microsémiotiques[30]. Quelques vers de Nicasio Alvárez de Cienfuegos, extraits du poème La primavera nous serviront d’illustration.

« El labrador […] forzando

Los campos con la reja reluciente,

Con el sudor de su encorvada frente

La frugal opulencia va comprando »[31]

L’oxymore « frugal opulencia » (opulence frugale) doit d’abord être décomposé. Frugalité et opulence sont deux valeurs opposées dans le discours chrétien traditionnel. La première est associée à une vertu et la seconde à un péché (ou vice). On les retrouve fréquemment en poésie dans le cadre de la alabanza de aldea. Or, ici, l’oxymore induit un rapprochement : l’image d’un paysan au travail et labourant fait basculer l’association du côté positif (vertu), (le travail de la terre est toujours connoté positivement au XVIIIe). La restriction sémantique opérée par l’oxymore sur le terme « opulencia » tend à le rapprocher d’une signification plus matérielle que morale. Cette opération est facilitée par la tradition littéraire, qui, en dehors de ses valeurs négatives, associe aussi l’opulence aux images positives de la fécondité associées à Cérès ou la corne d’abondance. Par ailleurs, dans le contexte de développement agricole de la fin du XVIIIe siècle, le terme fait écho aux aspirations des discours économiques et politiques, dont le principal objectif est l’augmentation de la production ou « abundancia » ; ce dernier terme n’étant en fait qu’un des avatars lexicaux du même champ sémantique, mais beaucoup moins négativement connoté qu’ « opulencia ». Cependant, l’action entre les deux termes de l’oxymore est à double sens, et, à son tour, « opulencia » agit sur « frugal », créant une deuxième contradiction, qui se situe au niveau de la signification non plus morale mais matérielle. Nous retrouvons en fait retranscrit ici, sous forme poétique, un des paradoxes de la pensée des Lumières espagnoles, comme l’a justement souligné Antonio Maravall. Tout en prônant l’augmentation de la production, on prêchait la frugalité, une valeur qui s’insérait dans un discours social conservateur. Elle servait à tempérer tout désir de progrès matériel trop fort et à le contenir dans le cadre socio-économique et productif limité de la société d’Ancien Régime[32]. Cependant, la « frugale opulence » est aussi une valeur bourgeoise en germe. Elle réunit le désir de développement matériel et économique, tempéré par la restriction morale de la frugalité, une valeur chrétienne qui, dans le contexte de l’époque, acquiert une signification sociale, permettant de différencier nettement les classes bourgeoises de la grande aristocratie et de son train de vie dispendieux.

Conclusion

A la suite de cette étude, nous pouvons affirmer que le texte poétique ne doit absolument pas être considéré comme un genre inaccessible à l’analyse historique. En effet, dès lors que l’on met en œuvre une méthode qui prend en compte les spécificités de l’écriture poétique, l’approche historique devient des plus intéressantes. Elle permet « d’ouvrir » et de comprendre le poème par rapport à la société dont il est issu et non de le cantonner à un ensemble de procédés visant uniquement un but esthétique, comme si le beau était une donnée éternelle et intemporelle, dépourvue de signification sociale et historique. Cependant, nous devons aussi insister sur les limites de notre analyse : elle ne concerne que la production poétique d’une courte période que nous avons dû situer historiquement, ce qui signifie que la démarche n’est pas forcément valable, ou du moins demande à être redéfinie, si l’on aborde une époque différente, en particulier dès que l’on s’intéresse aux productions situées hors de la période dite « classique ».

 

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Zima, Pierre V., Manuel de sociocritique, Paris, Picard, Coll. « Connaissance des Langues », 1985.

NOTES

[1]On trouve un bon exemple de ce type d'approche dans le travail de José Pallarés Moreno, León de Arroyal o la aventura de un intelectual ilustrado, Granada, Universidad de Granada, 1993, 295 p.

[2]Pierre Zima, Manuel de sociocritique, Paris, Picard, Coll. Connaissance des Langues, 1985, p. 68.

[3]Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 158.

[4]Pierre Zima, Op. cit., p. 117.

[5]A ce propos, voir Edmond Cros, « De la sociologie expérimentale au structuralisme génétique », in Théorie et pratiques sociocritiques, Montpellier, CERS, 1984, p. 2.

[6]Pierre Zima, Op. cit., p. 45.

[7]Pierre Zima, Ibid., p. 46.

[8]Amours et conventions littéraires en Espagne du moyen âge au baroque, Imprévue, Montpellier, CERS, 1996-2.

[9]Edmond Cros, Op. cit., p. 90.

[10]Francisco Aguilar Piñal (dir.), Historia literaria de España en el siglo XVIII, Madrid, Trotta-CSIC, 1996. Voir les articles de María José Rodríguez Sancha de León, « Literatura popular » aux pages 328-329 et Francisco Aguilar « Poesía », p. 43.

[11]Francisco Aguilar Piñal, Introducción al siglo XVIII, Madrid, Júcar, 1991, p. 93 sq.

[12]Checa J., Ríos J.A., Vallejo I., La poesía del siglo XVIII, Madrid, Júcar, 1992, p. 9.

[13]Ibid., p. 156.

[14]Ibid., p. 156.

[15]Ibid., p. 156.

[16]Juan Meléndez Valdés, « Advertencia impresa al frente de la edición de Valladolid (1797) » in Poetas líricos del siglo XVIII, Madrid, Atlas, 1952, pp. 86-89.

[17]Russel Peter Sebold, « Definición del neoclasicismo español » en Guillermo Carnero (coord.) Historia de la literatura española, siglo XVIII, Madrid, Espasa Calpe, 1996, t. 1, pp. 139-208. Pour la réflexion sur la définition du terme voir les pages 143-146.

[18]Russel P. Sebold, El rapto de la mente, poética y poesía dieciochescas, Barcelona, Anthropos, 1989, pp. 25-26.

[19]C'est la définition que propose Carlos Heush « De l'amour et ses conventions », in Amours et conventions littéraires en Espagne du moyen âge au baroque, Op. cit., p. IX, en reprenant la proposition du dictionnaire d'Angelo Marchese et Joaquín Foradellas, Diccionario de retórica, crítica y terminología literaria, Barcelona, Ariel, 1994.

[20]Curtius, Ernst Robert, La littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, PUF, 1956, pp. 300 sq.

[21]L'exemple le plus connu est l'évolution du projet de loi agraire vers un libéralisme de plus en plus affirmé. A ce propos, voir Robert Vergnes, « Dirigisme et libéralisme économique à la Sociedad Económica de Madrid (de l'influence de Jovellanos) » in Bulletin Hispanique, LXX, Bordeaux, 1968, pp. 300-341.

[22]Marc Marti,Ville et campagne dans l'Espagne des Lumières (1746-1808), Saint Étienne, Cahiers du GRIAS, 1997, p. 210 sq.

[23]Marc Marti, « Historia y lingüística: La agricultura en el discurso económico de la Ilustración (1746-1808) ». Brocar, cuadernos de investigación histórica, n°20, Universidad de Logroño, 1997, pp. 237-259.

[24]Edmond Cros, Op. cit., p. 90.

[25]Gaspar Melchor de Jovellanos, Lecciones de retórica y poética in Obras, Madrid, Atlas, BAE, 1951, t. 46, p. 122.

[26]Bernard Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, Paris, UGE, 1984, Coll. 10/18, p 57.

[27]Meléndez Valdés, Los Segadores, BAE, T LXIII, p 139. La datation de ce romance est incertaine. Il n'est pas postérieur à 1814.

[28]Marc Marti, Op. cit., p 213.

[29]Bernard Dupriez, Op. cit., p 31.

[30]Edmond Cros, Op. cit., p 123.

[31]Nicasio Alvárez de Cienfuegos, La primavera, BAE, t LXVII, p. 17a. Cette composition faisait partie des oeuvres poétiques de Cienfuegos publiées en 1797.

[32]Antonio Maravall, « La idea de felicidad en el programa de la Ilustración » in Mélanges offerts à Charles Vincent Aubrun, Paris, éd. Hispaniques, 1974, pp. 425-462.