Las tardes del Alcázar, un dialogue érasmiste
Las tardes del Alcázar, un diálogo erasmista
Manuel
Borrego Pérez
Université de Franche-Comté
Resumen: ensayo de
interpretación de Las tardes del Alcázar,
de Juan de Robles. El autor se centra en el contexto político y cultural de la
redacción de este texto, a mediados de los años 1630. Su reflexión parte de una
aparente paradoja. Aunque Robles, miembro de una academia sevillana, se
beneficia del mecenazgo del Conde Duque de Olivares y redacta un discurso que
busca legitimar la postura del valido (a quien le dedica el libro), parece no
haber obtenido la licencia necesaria para publicar. Un atento examen del texto
permite encontrar la razón: detrás de la aparente invitación a acatar un poder
real que se podría definir como absoluto, el diálogo comporta una sutil crítica
de tonalidad humanista.
Palabras clave: Juan de Robles, erasmismo,
conde-duque de Olivares, validos.
Summary: essay of
interpretation of Las tardes del Alcázar, from Juan de Robles. The
author analyses the political and cultural context during the writing of this
text, in the 30s of the seventeenth century. His hypothesis departs from an
apparent paradox. Although Robles, member of a Sevillian academy, profits from
count-duke of Olivares’ sponsorship and writes a speech to legitimate the court
favourite’s position (the book is dedicated to him), he does not obtained
permission to publish. A detailed examination of the text allow the author to
establish the reason: behind the apparent invitation to accept an absolute
royal power, the dialogue hides a very subtle critic of humanist tone.
Key
words: Juan de Robles, erasmism, count-duke of Olivares, court favourites.
1.
Nous voudrions commencer par
donner quelques indications très générales sur les caractéristiques de la
pensée politique du XVIIe siècle. En 1635 –date probable de la rédaction de Tardes
del Alcázar- il ne reste plus, ou presque, de penseurs prêts à combattre
les tendances absolutistes surgies un siècle plus tôt. La raison d'Etat veut
que le pouvoir du roi se renforce. Pour cela il est accepté qu'il doit
amoindrir l'indépendance de la noblesse et du clergé, les mettre à son service,
perfectionner les armées et créer un appareil d'État efficace, doté d'un
personnel bien préparé. Il en va de la modernisation de l'Etat et de sa
puissance dans l'Europe des Etats-nations. En Espagne, les traités politiques
publiés à cette époque suivent ce même schéma de pensée adapté aux intérêts
espagnols. Ils sont agrémentés tout au plus d'une recherche rhétorique qui ne
constitue en aucun cas une avancée dans le domaine des idées (Malvezzi, Quevedo
ou Gracián). En revanche, l'adulation est à l'ordre du jour. La plupart des
écrivains politiques ne manquent pas d'élever un nombre inconsidéré de louanges
au roi, au favori en place et au grand empire hispanique.
Juan de Robles (1574-1649), un
prêtre cultivé de Séville, ne pouvait que très difficilement échapper à ce
tracé. Mais il est vrai que, dans sa formation, en dehors de ses études à
l'Université de Séville, comptera beaucoup Francisco de Medina, l'un des grands
ténors des cercles humanistes de la ville. Il est auteur de plusieurs écrits connus. De relations
telles que la Relación de las fiestas de la Cofradía de sacerdotes de San
Pedro Advíncula (Séville, 1616)[1] ; la Relación de la
inundación de Sevilla, 1626[2],
la Relación de la muerte y depósito de la Excma. Sra. Duquesa de Veraguas, Condesa de Gelves[3], mais aussi de quelques traités. Hormis celui
qui nous occupe, nous connaissons l'existence de trois autres dialogues: El
culto sevillano[4], de
rhétorique, le Diálogo en razón de si es necesario erigir beneficios curados
en este arzobispado de Sevilla[5]
et un troisième dont le titre est Diálogo entre dos sacerdotes, en razón
del uso de la barba de los eclesiásticos[6]
(Séville, 1642). Ce dernier sujet, appliqué cette fois à l'art, va l'occuper encore, puisque il a écrit un dernier
opuscule qui porte sur la barbe: Avisos del predicador curioso, pintor
cristiano, en que ha de probar ser impropiedad el pintar los ángeles sin barba[7].
Il écrit à Séville, qui est, est
encore au XVIIe siècle le grand centre économique de l'Espagne, la première
ville par sa démographie –avec déjà, à la fin du XVIe siècle, 125 000
habitants– et l'une de celles qui a le plus grand rayonnement culturel. Il faut
souligner en particulier la floraison d'Académies qui commence à l'initiative du
poète et humaniste Juan Mal Lara (1524-1571). Comme c'était le cas dans les
Académies italiennes, il s'agit de réunions périodiques qui rassemblent des
érudits, des poètes, des écrivains et des artistes afin de présenter leurs
œuvres, mais aussi de discuter de problèmes politiques, philosophiques et
littéraires. C'est Francisco de Medina (1544-1615), le "maître" de
Juan de Robles, l'un des meilleurs disciples de Mal Lara, qui prend la suite à
la tête de la principale Académie, avec le poète Fernando de Herrera
(1534-1597) et le chanoine Francisco Pacheco (1535-1599)[8].
La continuité de l'Académie sera assurée plus tard par le neveu du chanoine,
nommé, comme son oncle, le peintre Francisco Pacheco (1564-1654). Pacheco –le
neveu– fut peintre; connu en tant qu'érudit et théoricien de la peinture, mais
aussi pour avoir été le maître et beau-père de Velázquez. Les liens de Juan de
Robles avec cette Académie semblent sûrs, au moins pour la période d'activité
de Francisco de Medina.
Les nobles interviennent souvent
dans ces Académies. Le membre de la noblesse le plus lié à l'Académie fondée
par Mal Lara fut le troisième duc d'Alcalá, Fernando Enríquez Afán de Ribera
(1570-1636), mécène du groupe, grand collectionneur d'œuvres d'art,
propriétaire de l'une des meilleures bibliothèques de son temps et participant
actif dans les débats. Des très nombreux ouvrages des écrivains de Séville lui
sont dédicacés. Mais il eut à partir du début du XVIIe siècle, dans tous les
domaines mentionnés, un grand rival dans la personne de Gaspar de Guzmán, le
futur favori de Philippe IV. C'est à ce dernier que Juan de Robles adresse la
dédicace des Tardes del Alcázar.
Olivarès, depuis la mort de son
père, en 1607, et les quelques difficultés rencontrées à Madrid pour se faire
une place parmi les serviteurs royaux, décida de visiter ses biens patrimoniaux
en Andalousie (terres, seigneuries, alcaidía
de los Alcáceres…), berceau de sa famille, et de séjourner à Séville où il
rentra en contact avec les cercles érudits, commença à constituer sa magnifique
bibliothèque et se lia d'amitié avec plusieurs écrivains[9]
et artistes. Plus tard il appellera à la cour un poète, Francisco de Rioja, qui
sera son bibliothécaire et collaborateur de confiance, et en octobre de 1623
l'ancien apprenti de Pacheco, Diego Velázquez,
deviendra peintre du roi.
Olivarès comprendra très tôt
l'utilité d'avoir à son service une équipe d'écrivains et d'artistes occupés à
renforcer le prestige du roi et de son gouvernement, aussi bien auprès des
sujets de la Monarchie que vis-à-vis des cours européennes. Parmi eux une bonne
partie viennent d'Andalousie et tout particulièrement de Séville. Nous avons
mentionné Rioja, qui participera à la rédaction des plus importants écrits
réformateurs d'Olivarès, et Velázquez, peintre du roi qui fera le portrait
d'Olivarès au moins en cinq occasions[10],
mais nous pouvons en ajouter d'autres: Antonio Hurtado de Mendoza, poète et
dramaturge; Francisco de Calatayud, poète et érudit; Juan de Jáuregui, poète,
théoricien de la poésie et peintre; Juan de Fonseca y Figueroa, chanoine de
Séville et Luis Vélez de Guevara, dramaturge et romancier. Parmi ceux que nous
venons de mentionner, au moins les trois derniers font partie du cercle de
Pacheco, auxquels il faut ajouter Rioja et Velázquez.
2.
Vus les liens étroits du favori de
Philippe IV avec l'élite culturelle de Séville,
nous ne sommes pas surpris de la dédicace de Juan de Robles à Olivarès, ni du
fait que la conversation (n'oublions pas que l'œuvre dont nous parlons est un
dialogue) ait lieu dans l'enceinte de l'Alcázar Real de Séville, dont la
famille d'Olivarès était traditionnellement la gardienne depuis trois
générations. Il est probable que ce chanoine, qui écrit cette œuvre –jamais
publiée avant le XXe siècle– vers 1635[11],
a eu envie, comme tant d'autres de ses amis, de faire plaisir au favori et
même, peut-être, de trouver une place parmi ses collaborateurs. Il le dit de
manière intelligible dans le texte même de la dédicace :
“Este vasallo, que
tan de veras desea ser perfeto, se va, a postrar a los pies de V. Exa. y a
suplicarle humildemente, se sirva, de humanar su grandeza, para enseñarle, como
ha de acertar a serlo; pues en V. Exa. reconoce llanamente la Catedra de prima,
i el Magisterio de esta Nobilissima facultad. Lo que mas le anima a tanta
empressa, es, el ser bien nacido, por ser hijo de un noble deseo, y de una
verdadera lealtad; calidad, que parece, poderle hazer digno de este favor: De
que protesta un eterno agradecimiento, assi con multiplicados seruicios, en las
ocasiones, que V. Exa. gustare darle, como con un perpetuo de estar suplicando
a la divina Magd. nos guarde la Exma. persona de V. Exa. por el largo tiempo, i
con la suma felicidad que la Monarquia de España ha menester para su mejor
gouierno; i los humildes Capellanes de V. Exa. Deseamos”[12].
Mais il ne semble pas que le chanoine ait reçu de réponse à sa proposition de service ni aucune récompense pour cet ouvrage.
Pourtant, le sujet a une certaine
originalité. A la même époque, il existe de très nombreuses œuvres consacrées
au perfectionnement des rois, des princes, des gouverneurs, des secrétaires
royaux, des conseillers…, mais aucune consacrée aux devoirs des sujets. Nul
doute que du point de vue politique et en relation avec le pouvoir royal le
thème est porteur. En effet, Robles donne un ensemble de recommandations et de
jugements en parfait accord avec le sous-titre, recommandations et jugements
qui ne devaient en rien entamer, bien au contraire, le dévouement des sujets
envers leur souverain.
Ainsi, il expose longuement les
moyens grâce auxquels les sujets peuvent prétendre arriver à l'excellence dans
leur propre rôle, c'est-à-dire dans celui qui, par leur naissance, leurs
richesses ou leur fonction, leur correspond au sein de l'Etat. En cela il
semble suivre les idées des meilleurs défenseurs du pouvoir absolu, qui
jugeaient moins dommageable l'acceptation d'un
pouvoir, même s'il était injuste, que les inévitables désordres que
provoquerait la contestation de celui-ci. Tout d'abord il y a un devoir général
établi par la religion catholique d'obéissance aux autorités, comme le dit
saint Paul[13] :
"Toda ánima o todo viviente conozca, que ha de estar sujeta a los
Superiores, como a tenientes de Dios". Et selon les propres mots de Robles "el Vasallo que
obedeciere todo lo que le mandare expresamente su Señor, será buen
Vasallo"[14]. D'ailleurs
les sujets ne doivent pas penser du mal de leur souverain: "Lo primero
pues, i mas general; que han de tener los vasallos ha de ser Buena intencion, i
favorable sentimiento, nacidos de verdadera cordura, i nobleza, lealtad, i Cristiandad"[15]. La raison est claire et Robles
l'explique. Même si le roi est parfait, il peut avoir des défaillances que les
sujets doivent comprendre: "por ser el Rei solo, i la monarquia mui
dilatada, i los subditos muchos; no puede por mas que haga, satisfazerlos
igual, i juntamente a todos. I mas siendo los gustos de todos los humanos i los
afectos tan diversos"[16]. Les recommandations comprennent une soumission dans
les actes, mais aussi un renoncement à la pensée.
De la part des prélats, la plus
grande obligation est de contribuer à l'endoctrinement. Ils doivent parler du
roi "i de todas sus cosas con la devida veneración; para dar (como es
justo) muestra de las calidades sacerdotales, i exemplo a sus seculares"[17];
sans oublier celle de payer avec plaisir le "subsidio", impôt propre
à leur statut. Mais, parmi les ecclésiastiques il ne laisse pas de côté le rôle
des confesseurs, qui doivent, encore de manière plus rapprochée "instruir
al Pueblo en el modo posible de la verdad destas cosas. I en especial a las mugeres, para
que se refrenen en hablar las impertinencias, i atrevimientos, que usan"
éviter qu'elles "tomen por alivio de sus penas, i aflicciones, i consuelo
de sus necesidades, el echar maldiciones a los Reyes, i Governadores"[18]. Les prédicateurs doivent éviter de parler "en
presencia de auditorio popular de govierno Real"[19].
Sur la même ligne, le Licencié ne
veut pas traiter des obligations des nobles en tant que sujets et dans ce
dialogue où intervienne don Juan et un Licencié, celui-ci renvoie le premier à Las
Partidas d'Alphonse X de Castille (ley 6ª del tit. 9º de la Partida 2ª),
qu'il glose abondamment tout au long du dialogue. En revanche, il invite les
serviteurs du roi, les juges et toute sorte de personnes exerçant une fonction
dans l'appareil de l'État à "no ser bachilleres, sino mui puntuales i
obedientes"[20].
La parfaite adéquation des sujets
à un pouvoir comme celui dont nous venons de parler, accompli au-delà de toute
espérance, leur aurait permis d'accéder à leur bonheur et aurait donné lieu au
bonheur de la République.
D'ailleurs si certains sujets
pouvaient avoir un doute quant à leur devoir d'obéissance à leur souverain,
ceux-là ne devraient jamais être les sujets du roi d'Espagne. Pour l'auteur,
qui s'exprime dans le prologue, et pour le Licencié qui le représente dans le
dialogue, le système en place (et dans ce système, tout particulièrement, le
gouvernement), est un sommet de perfection. Le roi lui-même est appelé déjà
dans le Prologue "invicto Monarca"[21],
le propos de son ouvrage est de servir "a la Magestad divina y a la
Humana"[22], il parle
de la "benignidad sanctísima de sus Magestades"[23].
Il dit qu'il ne vaut pas la peine d'écrire aucun livre sur le bon gouvernement,
en premier parce que la meilleure doctrine possible se trouve dans Las
Partidas d'Alphonse X, mais surtout parce que en ce qui concerne les rois
espagnols, "su práctica vence a toda teórica"[24],
que ce soit "en el dar leyes i mandar" (p.22) [dans le fait de
promulguer des lois ou dans celui de commander] ou "en el dar
castigos" (p.23) [ou dans le fait de punir]. Seulement, pour être à la
hauteur de cette perfection, il faudrait que ses sujets aient atteint le même
degré d'excellence. Hélas! ce n'est pas le cas. Ceux-ci, avec leurs turpitudes
et leur manque d'obéissance, empêchent de récolter les fruits d'un régime à
tous égards irréprochable: "Porque tienda V. M. la vista por todas partes,
i verá, cuan turbado tiene el pueblo el camino del govierno" (p.21) [parce
que, que Votre Majesté regarde partout autour d’Elle et Elle verra combien le
peuple gêne le gouvernement].
Robles exalte également le roi sur
le plan de la religion et la morale. Il bénit, par exemple, un pouvoir qui a
toujours comme objectif premier la défense de la religion et qui lutte par tous
les moyens pour éviter la propagation de l'hérésie. Le roi, nous dit-il a le devoir
d'aimer et craindre Dieu: "lo cual les vemos executar perfectissimamente
en cuanto se ofrece, Acudiendo con zelo, i cuidado, i valor perpetuos a todo lo
tocante al servicio, i honor de Dios N. S. i a
la defensa, i aumento de la sta. Iglesia
Católica, i de la sma. Fee" (p.16) [ce que nous voyons réaliser à la
perfection dans tous les domaines, le roi agissant avec zèle et soin et valeur
constants en tout ce qui concerne le service et l'honneur de Dieu, notre
seigneur, et la défense et le renforcement de la
Sainte Eglise et de la Foi]. Il ne croit pas nécessaire de parler de ses
vertus, même s'il le fait abondamment: "Qué no podremos dezir de sus
Virtudes? O por
donde començaremos, a alabárselas, i admirarlas, i el modo de tenerlas, i
exercitarlas, único, i peregrino entre todos los demás hombres?" (p.17) [Que pourrions-nous dire de ses vertus?
Par où commencer leur louange, comment parler de l'admiration qu'elles
provoquent, et de sa façon de les avoir et de les exercer, unique et rare parmi
tous les hommes]. "De forma (Señor) que las mayores perfecciones humanas
las hallamos en todos los estados, salpicadas con el barro de Adán […] i solo a
los Reyes hallamos libres de viciosos afectos i obrando sus Virtudes con
especial fineza" (p.19) ["De manière (Monsieur), que nous trouvons les plus grandes perfections
humaines dans tous les états de la société éclaboussées par la boue d'Adam … et
il n'y a que les rois que nous voyons libres de passions immorales, guidés par
la pureté de leurs vertus"].
Il faut souligner que le contexte
se prête à ce type de louanges et d'appels à la loyauté. Après l'offensive du
cardinal-infant contre les troupes protestantes
en 1634, la pérennité de la position prééminente de l'Espagne en Europe dépend
principalement d'une forte cohésion interne et d'un financement qui implique,
selon les plans d'Olivarès, l'aide massive de tous les sujets de Philippe IV.
Les besoins se font encore plus pressants à partir de 1635 avec l'entrée en
guerre de la France, puissance rivale de l'Espagne. Précisément, l'une des
exhortations de Robles à l'endroit des vassaux qui veulent atteindre la
perfection, est de se montrer d'une confiance aveugle et d'une générosité sans
bornes envers leur souverain. A cela s'ajoute une rhétorique très patriotique.
Quoi de plus adéquat pour aider à franchir la pente encore supportable, mais de
plus en plus difficile, que doit affronter le gouvernement d'Olivarès? Lui-même,
en dehors de la dédicace, est cité élogieusement au cœur de l'ouvrage. Et
l'auteur ne manque pas de souligner la nécessité dans laquelle se trouve le roi
d'avoir un favori, un proche collaborateur de confiance sur lequel pouvoir
prendre appui et alléger ainsi de temps en temps le poids insupportable de sa
charge.
Il ne faudrait, en aucun cas,
attribuer l'interruption du processus de publication de cette œuvre à une
prévention particulière d'Olivarès envers les adulateurs. Nous avons vu qu'il
s'était constitué toute une équipe de propagandistes. D'ailleurs à des dates
proches de celle de 1635, sont publiés des ouvrages entièrement conçus pour
encenser les qualités du comte-duc. C'est le cas du livre de Virgilio Malvezzi,
Il ritratto del privato politico-christiano, Estratto dall'originale
d'alcune attioni del conte duca de San Lucar (Milan, 1626) ["Portrait
du favori politique et chrétien, extrait de l'original de quelques actions du
comte-duc de San Lúcar"], traduit et publié en espagnol en 1635[25];
et, bien que publié quelques années plus tard, c'est aussi le cas de celui de
José Lainez, El privado cristiano deducido de las vidas de José y Daniel que
fueron valanzas de los validos en el fiel contraste del pueblo de Dios (Al
Exm° Señor Don Gaspar de Guzmán. Conde Duque de San Lucar la mayor, primer
Ministro de Don Felipe Quarto el Grande, Rey Católico de las Españas y
Emperador de América, Madrid, Imprenta del Reyno, 1641) [Le favori chrétien
déduit des vies de Joseph et Daniel qui furent balances des favoris au sein du
peuple de Dieu (A son Excellence, don Gaspar de Guzmán, Comte Duc de San
Lúcar, premier ministre de don Philippe IV, le Grand…].
3.
Nos recherches en vue de
contraster notre interprétation de l’œuvre de Robles avec les interprétations
d’autres travaux antérieurs n’ont pas été très fructueuses. Son éditeur de
1948, Miguel Romero Martínez, se limite à une courte introduction, peu avare en
éloges, mais insuffisante pour nous éclairer sur la sa signification. Romero
signale la recommandation de publier le manuscrit faite par Menéndez Pelayo qui
nous a intéressés, mais que, faute d’une référence précise, malgré nos efforts,
nous n’avons pas réussi à trouver[26].
Certes, Robles est mentionné par José Antonio Maravall dans Antiguos y modernos[27],
mais seulement pour tenir compte de son Culto
sevillano, car le Juan de Robles plus longuement commenté dans Utopia y reformismo en la España de los
Austrias[28] est le
connu Juan de Medina ou de Robles, bénédictin du XVIème siècle. Ni le nom de
Robles ni son œuvre ne seront cités dans l’œuvre de référence de Maravall pour
l’étude des écrivains politiques espagnols du XVIIème siècle, Teoría del Estado en España en el siglo XVII[29].
John Elliott ne parle de lui que pour évoquer l’ambiance de l’Alcázar de
Séville, sans donner beaucoup d’importance au texte politique :
« ficción inventada por un párroco sevillano con pretensiones
literarias »[30]
[« ficcion inventée par un curé sévillan ayant de prétentions
littéraires »]. Un article récent traite en même temps du Culto sevillano et de Las tardes del Alcázar mais, outre qu’il
s’intéresse surtout au premier, il n’aborde les deux œuvres que pour y analyser
la présence de contes traditionnels[31].
Nous ne croyons pas vraiment à
l’innocuité de ce dialogue. Dans le cas probable où le cheminement de l'œuvre
de Robles vers sa publication ait été arrêté par un pouvoir quelconque, il
faudrait trouver d’autres raisons que l’excès de flatteries envers le pouvoir
en place. Y avait-il, malgré les demandes très fortes de loyauté et presque de
soumission que nous avons entendues, des propos qui constitueraient une
critique de la politique du moment ou une vision moins engouée du rôle du
monarque ?
Si nous restons au premier degré
dans l'interprétation de cette œuvre, la réponse à cette question devrait être
négative, car l'aperçu que nous venons de donner de protestations de loyauté,
de descriptions de la vertu du roi et de louanges à son bon gouvernement, se
poursuit et se justifie jusqu'à l'épuisement, du début à la fin du dialogue. Il
y a, néanmoins des éléments qui détonnent par rapport à ce que nous venons de
voir, mais qui sont tellement minoritaires qu'ils ne semblent pas capables, à
première vue, d'inverser les principales lignes de l'interprétation qui se
dégage le plus aisément de ce dialogue. Parmi eux nous trouvons la citation à
trois reprises d'Érasme (p. 14, 62, 73) à propos de deux adages et d'une
anecdote. Érasme, depuis la deuxième moitié du XVIe siècle, était mal vu par
l'Inquisition, et plusieurs de ses ouvrages étaient aussi bien à l'Index romain
qu'à celui de l'Inquisition espagnole. Mais la seule mention de son nom n'est
pas un vrai défi face au pouvoir. Nous aurons l'occasion d'en reparler. Pour le
moment, essayons de chercher d'autres failles possibles.
Juan de Robles a choisi le
dialogue pour développer son argumentaire. Le dialogue est un genre qui
présente les idées à travers une situation fictive et des personnages. Ce
procédé offre une plus grande souplesse à l'écrivain, mais aussi un champ plus
large aux interprétations. La personnalité des intervenants, le moment et le
lieu de la conversation y jouent un rôle incontestable. L'auteur n'est pas
obligé de répondre de la totale cohérence des propos des personnages, ni de
s'identifier complètement à eux. Sans compter que l'oralité permet des
incartades attribuables aux aléas de la discussion[32].
Est-ce que Robles profite de ces avantages pour introduire une pensée
hétérodoxe, ou contraire aux intentions affichées, par exemple concernant la
vision très positive des qualités personnelles des souverains espagnols?
Pour répondre, regardons de plus
près les acteurs de ce dialogue. Il s'agit de deux personnages, un Licencié qui
ressemble fort à un précepteur et Juan de Guzmán, un jeune chevalier
("moço" p. 51). Le Licencié a le rôle du personnage responsable. Il
s'agit d'un religieux qui prend à son compte plusieurs éléments importants de
la biographie de Juan de Robles, bien que son nom soit Sotomayor (mais
"roble" veut dire "chêne" et "soto" est un bosquet
ou petit bois) : en premier sa condition de religieux, mais aussi son
service aux ordres de deux évêques de Séville, Rodrigo de Castro et le cardinal
Niño de Guevara, auxquels il rend hommage dans son dialogue[33].
Le chevalier est présenté comme
quelqu'un de naïf, qui écoute et accepte humblement les enseignements du
premier. Souvent l'on perçoit l'excitation ou la précipitation de don Juan, à
quoi répond toujours le prêtre de manière raisonnable, en lui expliquant ce
qu'il ne comprend pas, en le corrigeant et en lui montrant le bon chemin.
Aussi, les interventions du jeune aristocrate sont-elles courtes, parfois
admiratives de ce qu'il vient d'entendre et souvent interrogatives. De sorte
qu'elles donnent occasion au Licencié de s'exprimer longuement.
En principe il s'agit de
personnages tout indiqués pour une œuvre didactique qui reste dans les limites
du convenable. Mais, à vrai dire, la naïveté de don Juan d'un côté et l'extrême
sérieux du Licencié de l'autre, produisent parfois un effet qui n'est pas loin
du comique. Nous trouvons déjà cet effet au commencement du dialogue. Le jeune
chevalier arrive en retard et, malgré l'attitude très amicale du Licencié, qui
considère banal cet incident, il continue à lui prodiguer d'interminables
excuses. À tel point que le Licencié, presque fâché lui demande de s'arrêter et
de s'asseoir. Ce ne sera pas la seule occasion où le prêtre se sentira quelque
peu crispé par les propos de son interlocuteur. Souvent les questions et les
observations de celui-ci, abritées derrière sa naïveté, ont une liberté de ton
qui laissent le Licencié décontenancé, car elles le poussent dans ses
retranchements. En effet, ces questions osées et ces affirmations peu
respectueuses, malgré les réponses outrées et correctives du Licencié sont en
elles-mêmes le signe d'une liberté de ton très
marquée. D'ailleurs les réponses du Licencié sont souvent moins tranchées
qu'elles n'en ont l'air. Voyons un exemple. L'endroit choisi pour la rencontre
est l'Alcázar Real de Séville, la
résidence des rois dans la capitale andalouse. Ce lieu inspire une réflexion au jeune
aristocrate: "Como veo tanta grandeza dedicada toda al gusto de un hombre,
por ser Rei: Considero su felicidad. I no sé si diga, que tengo algunos impulsos de invidia" ["En
regardant une telle splendeur entièrement consacrée au goût d'un homme, pour le
seul fait d'être roi, je le juge très heureux, et j'irai peut-être jusqu'à dire
que je ressens quelques soupçons de jalousie", p. 12.]. La réponse indignée du Licencié qui rappelle
les soucis inhérents à l'exercice du pouvoir et le peu de loisir qu'il laisse
pour jouir de telles merveilles, n'efface pas complètement l'effet
démystificateur de la question et ne satisfait pas, non plus, la curiosité
désinvolte de don Juan, qui demande: "I qué obligaciones son las suyas?"
["Et quelles obligations sont les siennes ?", p. 11]. Dans le même
sens, un peu plus loin, devant les louanges prodiguées par le Licencié aux rois
espagnols, et en réponse à une question rhétorique qu'il pose, don Juan va
encore plus loin et dit: "No sé por cierto. Sólo sé dezir; que, como a los aldeanos les suelen
hazer creer; que los Reyes son de seda, o de tela de oro; assi pienso, que me
ha de hazer v.m. veer que son de otra naturaleza superior a la
nuestra"["Je ne saurais pas vous dire. Je crois seulement Monsieur que, comme l'on fait
croire aux paysans que les rois sont faits en soie ou d'un tissu d'or, vous
allez me faire croire qu'ils sont d'une nature supérieure à la nôtre", p.
20.]; ce qui va très clairement à l'encontre des efforts idéalisateurs de la
propagande royale. Et face aux prétentions du Licencié, qui voudrait que les
livres politiques destinés à l'instruction du souverain, soient tous écrits en
latin, une nouvelle question de don Juan pointe sans aucune gêne l'ignorance
des rois: "Pues si no lo entienden los Reyes; que aprovechará el
escrivirselo?"[ "Mais quel profit en tireront-ils s'ils ne les
comprennent pas?" p. 25.]. Voici quelques preuves de la présence dans
cette œuvre d'un humour sournois et de ce fait plus corrosif que ne l'aurait
pas été une attaque en règle contre la propagande mystificatrice de la royauté
de l'époque. Une bonne raison pour jeter l'interdit sur cet ouvrage d'apparence
innocente.
Nous avons remarqué les demandes du Licencié d'une soumission inconditionnelle au souverain. Il y a des pages entières consacrées à développer à l'excès cette même idée. Il y a surtout la référence à saint Paul qui considère les autorités des lieutenants de Dieu auxquels il faut obéir et qu'il faut respecter. Les écrivains politiques du moment se réfèrent le plus souvent à cette autorité pour fonder religieusement la légitimité du pouvoir. Il reste néanmoins de très minoritaires représentants d'une position divergente, qui remontait, elle, au Moyen Age et qui est remise d'actualité par des penseurs tels que Francisco Suárez ou Juan de Mariana. Selon eux, Dieu a donné le pouvoir à la société tout entière et celle-ci a délégué ce pouvoir, par une sorte de contrat, aux rois. La souveraineté ne réside en eux que par délégation. Cette doctrine était souvent utilisée pour attaquer les souverains qui avaient opté pour le protestantisme et l'avaient imposé à tous leurs sujets. Le cas le plus notoire était celui d'Henri VIII en Angleterre. Des tels agissements, jugés contraires aux intérêts et à la religion du peuple, pouvaient être interprétés aux yeux des catholiques comme une rupture du contrat qui méritait la réprobation et qui, pour les plus osés, tel un Mariana, justifiait le tyrannicide. Sans arriver à de tels extrêmes, vers la fin de l'œuvre, au détour d'une discussion sur les impôts, voilà que Robles exprime une conception du pouvoir qui est en parfait accord avec celle de Suárez; en outre, nous pouvons constater qu'il y a une manière de considérer les rois en tant que salariés à la solde du peuple qui frôle de nouveau l'irrévérence et qui exclut, en tout cas, une obéissance aveugle:
“En la elección
original de Reyes que hizo el pueblo, o, hizieron los pueblos; celebraron ambas
partes en su nombre i de todos sus descendientes, i sucesores un contrato expresso;
en que los Reyes electos se obligaron (por el cargo que se les dava, i ellos
acetavan) á governar sus estados con toda la justificación, zelo, i cuidado
possibles; I amparar, i defender, a sus subditos de todos enemigos, i peligros
con todo valor, i cristiandad, i fidelidad; En cuya correspondencia se
obligaron los Vasallos electores, a servirles, i acompañarles, i ayudarles
personalmente en casos necessarios; i juntamente a alimentarlos, conforme a su
calidad, i como lo pedian su trabajo, i cuidado eccesivos; Dandoles todo lo
necessario, i conveniente, para poder cumplir Magestuosa, i perfectamente,
todas las obligaciones de su encargo en todo acontecimiento de paz, i
guerra"[34].
Cette doctrine, même si elle
n'était pas considérée subversive, n'était pas celle qui flattait le plus la
volonté généralisée des monarques de l'époque de donner une vision presque
divine de leur pouvoir. Son évocation dans cette œuvre met un sérieux bémol à
ce qui semble sa volonté principale: apprendre la soumission aux sujets et
glorifier leur souverain. Nous nous trouvons encore devant un élément qui
pouvait être sujet de controverse ou de suspicion.
D'ailleurs dans le cas où nous
aurions encore des doutes quant à l'ambiguïté des propos de Robles en ce qui
concerne le pouvoir royal, nous avons deux citations laissées sans commentaire,
qui de nouveau contredisent la plupart des propos de notre Licencié. Il s'agit
de deux psaumes, le numéro 2 et le numéro 101. Le premier s'élève contre les
rois de la terre, qui veulent se défaire de l'autorité divine, devant quoi Dieu
lui-même, pour sa part, leur annonce l'arrivée du Messie qui les écrasera
"avec un sceptre de fer" (c'est donc un appel à la modestie dans
l'exercice du pouvoir). Dans le deuxième psaume, David promet qu'il ne tolérera
à côté de lui aucun serviteur qui ne soit pas intègre et réduira au silence
tous les méchants du pays (c'est une revendication de la responsabilité des
rois concernant les abus de leurs ministres). Il s'agit objectivement de deux
psaumes adressés aux gouvernants: l'un est un avertissement, l'autre un exemple
de la conduite à tenir.
4.
Il est fort possible que toutes
les contradictions que nous avons pointées aient été détectées par les censeurs
royaux et aient été à l'origine d'une possible interdiction de publier. Mais en
dehors de ce fait, comment interpréter le but de ce dialogue, qui ne reste pas
moins une composition savante, compliquée et contradictoire?
L'habile dosage des contradictions
nous montre qu'elles ne peuvent pas être involontaires. Mais peut-être
pourrions-nous encore y ajouter une nouvelle qui aurait la vertu de nous
éclairer quelque peu sur les autres. Robles affirme qu'il écrit un ouvrage pour
le peuple. Mais, dit-il la vérité? Ou, dit-il toute la vérité? Son affirmation
du prologue semble être confirmée d'une manière encore plus tranchée par les
opinions du Licencié au cours du dialogue. A un certain moment, le jeune noble
ne semble pas avoir une très haute idée des obligations du roi, mais le
Licencié rechigne à lui donner des explications et profite de l'occasion pour
critiquer l'excès d'ouvrages politiques destinés au souverain ("Políticas
para los reyes") qui se publient tous les jours. A son avis ils devraient
être interdits (p. 14), tout spécialement les petits traités, écrits en langue
vulgaire; à leur place il devrait y avoir un plus grand nombre de livres pour
instruire le peuple, ce dont il y a vraiment une grande nécessité (p.23-27).
Nous voyons une parfaite
concordance entre le sous-titre de l'œuvre –Le parfait sujet–, les propos de l'auteur dans son
prologue et les propos du Licencié dans son dialogue. Mais nous remarquerons
aussi que cette cohérence ressemble plutôt à une farce, parce que, un instant
après, le Licencié accepte finalement de parler à don Juan de ces sujets
interdits, bien qu'à son corps défendant, uniquement parce qu'ils sont seuls et
que leur conversation ne donnera pas lieu à des discussions peu convenables
(p.16, p. 95). Nous voilà confus, nous lecteurs, devant un auteur qui crée un
personnage qui lui ressemble et qui parle de ce dont ce même personnage dit
qu'il ne faut ni écrire ni parler. L'auteur ne semble pas le moins du monde
embarrassé de trahir ses propos initiaux (une œuvre adressée au peuple) ni de
trahir, encore plus, ceux de son personnage. Celui-ci non seulement est
représenté en train de parler d'un sujet qu'il voudrait interdire, mais ses
paroles sont divulguées dans les conditions qu'il juge les pires, puisqu'il
s'exprime en langue vulgaire et qu'il le fait dans un petit traité et, en plus,
il le fait à peine en quelques pages (du premier après-midi p. 15-23 et du
deuxième p. 63-80 –élection des ministres–, p. 95-99 –nécessité du favori–).
Robles pousse la facétie jusqu'à nous montrer le trouble du vertueux Licencié
–(Jesús (señor) con essa intención me acomete V. M. ? –p.95) [Mon Dieu,
Monsieur, c’est avec de telles intentions que vous m’assaillez ?], juste
avant de céder à la tentation.
Ce jeu, tout en tombant dans la
contradiction, pourrait-il n'avoir en réalité d'autre intention que de dire au peuple d'une manière explicite les
difficultés du gouvernement ? Cela pourrait être le cas si de nouveaux
indices ne nous induisaient pas à donner une explication différente.
En effet, nous retrouvons encore
une partie du dialogue qui nous invite à approfondir l'amusante perfidie de
notre auteur. Il s'agit d'une partie où le Licencié pérore à propos des
obligations des prédicateurs et tout particulièrement des prédicateurs du roi.
Don Juan, toujours dans son rôle de faux naïf, dit espérer que les
prédicateurs, eux au moins, auront le droit de dire ses quatre vérités au roi
de manière très claire (p.88). Le Licencié, aidé de son ami, n'emploie pas
moins de trois pages pour faire l'éloge de la vérité ("es un fuego; que
aplicado con sazón, no ai criatura de mayor beneficio para los humanos: Porque
nos alumbra, i alegra, i calienta, i nos sazona los manjares, i prepara otras
muchas cosas, de que tenemos necesidad", p. 88) ["c'est un feu,
lequel, utilisé à bon escient, constitue le plus grand bénéfice pour les êtres
humains, parce qu'il nous éclaire, nous réjouit, nous réchauffe et donne de la
saveur à nos aliments et sert à conditionner beaucoup d'autres choses dont nous
avons besoin"], mais surtout pour expliquer la manière très étudiée qu'il
faut utiliser pour dire la vérité à quelqu'un, et la manière, encore plus
étudiée et agréable, qu'il faut utiliser pour adresser ces vérités aux rois si
l'on ne veut pas être inefficace et, par-dessus le marché, si l'on ne veut pas
trop se risquer et se voir puni (p.88).
Deux anecdotes servent à illustrer
les propos concordants des deux personnages. La première concerne le roi
Ferdinand III, le Saint (1201-1252). Selon le Licencié, celui-ci voulait, à un
certain moment, après la conquête de Séville, partir pour aller en Castille. Ce
départ était redouté par les forces vives de la ville qui voyaient là un danger
pour l'essor de celle-ci. L'un de ses bouffons, Paja, en accord avec quelques
personnalités, imagina un dernier recours pour le persuader. Avec ce dessein le
bouffon organisa, pour le roi et ses convives, un dîner dans la tour de la
ville (la Giralda ou la Torre del Oro). Le roi en attendant le repas, admirait
la ville qu'il avait conquise, son étendue et sa beauté. Paja profita de ce
moment pour lui montrer que celle-ci était encore en grande partie dépeuplée et
il lui demanda quel serait son sort si le roi partait et avec lui ses habitants
les plus importants, ce qui le convainquit de rester.
La deuxième anecdote concernait
une dame qui se méfiait énormément des médecins. Elle refusait les sirops et
les purgatifs que deux médecins lui avaient prescrits pour la soigner d'une
maladie. L'un des médecins n'insista plus, mais l'autre resta décidé à lui
faire prendre les médicaments et la guérir. Pour cela il imagina un stratagème.
Il rentra en contact avec l'évêque local et lui demanda s'il voulait aller voir
la dame et lui donner le sirop qu'il lui avait prescrit, mais en la trompant
sur son origine. L'évêque accepta et lui dit qu'il connaissait un Italien qui lui
donnait des boissons très douces qui guérissait toutes les maladies. La dame
fut tout suite intéressée et prit le remède prescrit par son médecin, en
vantant devant lui ses qualités. En se disant que la méthode utilisée ne serait
pas si efficace s'il lui donnait les purgatifs, le médecin commença à préparer
un voyage à Rome et demanda la permission à la dame pour s'y rendre. Celle-ci,
étonnée lui demanda la raison de ce soudain voyage. Il lui expliqua que si pour
le sirop il avait dû avoir recours à un évêque, pour les purgatifs, sans doute
il aurait besoin du pape lui-même. Ce qui l'amena à reconnaître son tort et à
accepter de prendre les nouveaux remèdes.
Des tels exemples, ainsi que les
contradictions déjà signalées, sans parler d'autres arguments et exemples que
notre auteur développe, nous amènent directement à supposer que Robles est en
train d'employer la méthode que son Licencié recommande et que, même, il croit
nécessaire d'en donner la clé. Rien d'étonnant si nous prenons pour argent
comptant la mauvaise opinion de don Juan à propos du niveau culturel des rois.
Et moins étonnant encore si nous pensons que Robles semble avoir un vrai
plaisir à déguiser ses vraies intentions. Il l'a montré en faisant regretter à
son Licencié, personnage d'une œuvre politique de quelques cent pages, écrites
en espagnol, le nombre excessif d'ouvrages politiques brefs écrits en langue
vulgaire; il l'utilise encore en attribuant à ce même personnage, le Licencié
Sotomayor, le même titre qu'il se donne, de Licencié, ainsi que les éléments
les plus connus de sa propre biographie. De cette façon, ce dialogue, destiné à
montrer aux sujets la bonne manière de s'y prendre pour être irréprochables
dans leur manière de servir le roi, aurait aussi et, peut-être, surtout, l'intention
de montrer au roi, ou à son favori, la bonne façon de gouverner. N'oublions
pas, d'ailleurs que la conversation a lieu dans un endroit de Séville qui
appartient au monarque, comme la tour de Ferdinand III, le Saint, que le jeune
aristocrate est une sorte de bouffon, et que si le sous-titre est El
perfecto vasallo, le titre n'est autre que Tardes del Alcázar
–encore un jeu?
Ces propos du Licencié et de don
Juan nous aident à mieux comprendre la cohérence de l'œuvre. En effet, nous
pouvons nous rappeler maintenant les citations d'Érasme que nous avons
remarquées il y a quelques instants. Bien qu'elles eussent pu sembler
accessoires, si nous leur additionnons quelques autres caractéristiques, nous
verrons qu'elles prennent un tout autre sens. Ces autres caractéristiques sont:
l'emploi du dialogue (très utilisé par Érasme), la présence d'un humour
espiègle employé pour un texte critique (comme Érasme le fait souvent et tout
particulièrement dans son Éloge de la folie), les propos très
humanisants qu'a don Juan concernant les rois (et que fait d'autre, Érasme dans
son Insitution du prince chrétien, que conseiller constamment au prince
de ne pas se laisser empoisonner par les adulateurs en lui rappelant qu'il
n'est qu'un homme comme les autres?), la notion de contrat entre roi et sujets
(présente aussi dans l'Institution, p. 68), sans oublier les deux
psaumes (Érasme, grand commentateur des psaumes a fait au moins le commentaire
du premier), nous sommes devant un ensemble très érasmien. Bizarrement érasmien
pour l'époque, il est vrai, mais tout à fait explicable venant d'un disciple de
Francisco de Medina, disciple lui-même d'un érasmien reconnu tel que Mal Lara.
Cet ensemble érasmien l'est encore plus si nous considérons que les louanges du
Licencié concernant les rois espagnols et leur politique ne sont qu'une manière
de montrer le bon chemin sans les offenser, une façon encore de parler de
choses très brûlantes d'une manière détournée.
En définitive, cet ouvrage,
adressé aussi bien au roi qu'à ses sujets, aurait l'intention de montrer autant
aux uns qu'à l'autre, d'une manière très habile, les fondements très humains
qui doivent présider les rapports entre un souverain et ses sujets, mais aussi
que la fonction royale, loin du caractère presque divin que l'on veut lui
attribuer, n'a d'autre sens que celle de servir la collectivité et que les
avantages dont le souverain jouit n'auraient aucune raison d'être si la
première préoccupation de celui-ci n'était pas celle-là.
[1] Relation des fêtes de la confrérie de prêtres de saint Pierre Advíncula.
[2] Relation de l'inondation de Séville.
[3] Relation de la mort de la duchesse de Veraguas, comtesse de Gelves.
[4] L'homme de lettres de Séville.
[5] Dialogue où l'on discute sur la nécessité de créer des bénéfices dans l'archevêché de Séville.
[6] Dialogue entre deux prêtres, à propos du port de la barbe chez les eclèsiastiques. Le sujet traité pourrait très bien faire l'objet de l'une des discussions de l'Academia, puisque nous trouvons un titre très proche de Francisco de Rioja, ami de Francisco Pacheco, "una defensa del derecho de los sacerdotes a usar barba", cf. Jonathan Brown, Imágenes e ideas en la pintura española del siglo XVII, Madrid, Alianza Editorial, 1995 (1e édition en anglais, 1978), p.74.
[7] Avis du prédicateur curieux, peintre chrétien, où l'on prouve qu'il n'est pas correct de peindre les anges sans la barbe. Nous prenons l'ensemble des références de l'introduction de Miguel Romero Martínez à l'édition que nous utilisons de l'œuvre de Juan Robles (Tardes del Alcázar, Séville, 1948), jamais publiée avant.
[8] Pour ce sujet cf. Jonathan Brown, op. cit. , chap. I.
[9] Entre 1607 et 1615, les séjours à Séville sont nombreux, cf:
Jonathan Brown et J. H. Elliott, Un palacio para el rey. El Buen Retiro y la corte de Felipe IV, Madrid, Alianza Forma, 1988 (1e éd.
en anglais, 1980, 1e éd. en espagnol, 1981), p. 15-16.
[10] Portrait équestre, Madrid,
Prado; Le comte-duc d'Olivarès, Sao Paulo, Museo de Arte; Le
comte-duc d'Olivarès, New York, Hispanic Society of America; Le
comte-duc d'Olivarés, Saint-Petersbourg, Ermitage; (attribué, Le
comte-duc d'Olivarès, Paris, École des Beaux-Arts.
[11] La date de la "Censura" de Rodrigo Caro est le 7 janvier 1636.
[12] "Le vassal que voici, qui si sincèrement souhaite être parfait, vient se prosterner aux pieds de Votre Excellence et vous supplie humblement d'avoir la bonté, malgré votre grandeur, de vous rendre humainement accessible. En effet, je voudrais que vous me montriez, comment arriver à ladite perfection; car je reconnais dans la personne de Votre Excellence la Chaire principale et le Magistère de cette grande et très noble faculté. Ce qui m'encourage à faire une demande si osée c'est que sa réalisation est le fruit d'un désir noble et d'une véritable loyauté; qualité qui semble pouvoir la faire digne de cette faveur. Faveur pour laquelle je manifesterai une éternelle reconnaissance, autant par le biais de nombreux services, dans les occasions que Votre Excellence voudra bien m'offrir, que par des perpétuelles prières à la divinité afin qu'elle nous permette de conserver votre Excellence pour longtemps et avec le bonheur dont la Monarchie d'Espagne a besoin pour son bon gouvernement: bonheur que nous, les humbles chapelains de votre Excellence, lui souhaitons" (Juan de Robles, op. cit. , p. 1-2).
[13] "Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n'y a d'autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui", Épître aux romans, chap. 13 (Juan de Robles, op. cit., p.34).
[14] "le sujet qui se soumettra à toutes les ordres données expressément par son maître, sera un bon sujet (Juan de Robles, op. cit., p.35).
[15] "La première chose et la plus générale que doivent avoir les sujets doit être la bonne intention et les sentiments favorables, nés d'une véritable sagesse et noblesse, loyauté et chrétienté" (Juan de Robles, op. cit., p. 56).
[16] "parce que le roi est seul et la monarchie très étendue et les sujets très nombreux; il ne pourra, même en faisant de son mieux, tous les satisfaire de la même manière et ensemble. D'autant plus que les goûts de tous les humains et leurs affections sont très divers" (Juan de Robles, op. cit., p. 62)
[17] « et de toutes ses choses avec la vénération qu'il faut, pour donner preuve (comme il est juste) des qualités sacerdotales, ainsi que le bon exemple, aux laïques » (Juan de Robles, op. cit., p. 81)
[18] "instruire le peuple de la manière adéquate sur la vérité de ces choses. Et tout spécialement les femmes, pour qu'elles profèrent moins d'impertinences et de choses osées, comme elles ont l'habitude de faire"] éviter qu'elles "tomen por alivio de sus penas, i aflicciones, i consuelo de sus necesidades, el echar maldiciones a los Reyes, i Governadores" [...] "utilisent les malédictions contre les rois et les gouvernants pour alléger leurs peines et afflictions et pour se soulager de leur indigence" (Juan de Robles, op. cit., p. 86).
[19] "du gouvernement royal en présence d'un auditoire populaire" (Juan de Robles, op. cit., p. 89)
[20] "ne pas être raisonneurs, mais très diligents et obéissants" (Juan de Robles, op. cit., p. 93).
[21] « monarque invaincu », (Juan de Robles, op. cit., p. 3).
[22] « la Majesté divine et Humaine » (Juan de Robles, op. cit., p. 4).
[23] « très sainte bonté de ses Majestés », (Juan de Robles, op. cit., p. 14).
[24] « leur pratique vainct toute théorie », (Juan de Robles, op. cit, p. 15).
[25] Traduit par Francisco de Balboa y Paz, Naples, 1635.
[26] A moins que Romero n’ait commis une erreur en lisant une lettre du
grand érudit adressée au bibliothécaire Cayetano Fernández Cabello, dans laquelle
il conseille la publication de bon nombre d’ouvrages, parmi lesquels, El culto sevillano de Juan de
Robles : Marcelino Menéndez Pelayo (éd. par Manuel Revuelta Sañudo), Epistolario. Vol. 3. Enero 1878 - Junio 1879, Alicante : Biblioteca Virtual Miguel de
Cervantes, 2008, (Éd. numérique à partir de celle de Madrid, Fundación
Universitaria Española, 1982-1991), lettre 45.
[27] José Antonio Maravall, Antiguos y modernos, Madrid, Alianza Editorial, 1986 (Robles est
cité huit fois comme auteur du Culto
sevillano).
[28] José Antonio Maravall, Utopía y reformismo en la España de los Austrias, Madrid, siglo
XXI, 1982.
[29] José Antonio Maravall, Teoría del Estado en España en el siglo XVII, Madrid, Centro de
Estudios Constitucionales, 1997 (1ère Edition 1944).
[30] John H. Elliott, El conde-duque de Olivares, Barcelone, Crítica, 1990, p. 69.
[31] Alejandro Gómez Camacho, « Los cuentos en la
obra de Juan Robles », Etiópicas 2,
2006, p. 202-254. Je remercie Diego Téllez de m’avoir
donné cette référence. Nous trouvons également mention du nom de Juan de Robles
dans l’oeuvre de Luis Gómez Canseco, El
humanismo después de 1600 : Pedro de Valencia, Séville, Universidad de
Sevilla, 1993, p. 63 et 64 ; mais seulement pour le situer dans l’ambiance
intellectuelle de Séville au XVIIème siècle. Aussi, deux articles, traitent d’un petit texte de Juan de Robles :
Narciso, Bruzzi Costas, “Una carta latina de Juan de Robles”, Archivo Hispalense, 69 (210), 1986, p. 113-126; Luis Gomez
Canseco, “De Rodrigo Caro a Juan de Robles: una epístola inédita en verso
latino”, Archivo Hispalense, 71
(218), 1988, p.137-145..
[32] Le fait que les idées soient exposées grâce à un dialogue, genre très pratiqué par Érasme et par fray Luis de León, pour ne donner que deux auteurs suspectés par l'Inquisition et avec lesquels certaines affirmations de Robles ont peut-être une parenté, n'est probablement pas innocent non plus.
[33] Juan de Robles fut secrétaire au service de Rodrigo de Castro, évêque de Séville et, plus tard, du cardinal Fernando Niño de Guevara: cf. Juan de Robles, op. cit., p. 83-85.
[34] [Lors de l'élection originelle des rois faite par le peuple ou les peuples, les deux parties signèrent en leur nom et en celui de leurs descendants et successeurs un contrat explicite, pour lequel les rois élus s'obligèrent (en raison de la charge qu'on leur confiait et qu'ils acceptaient) à gouverner leurs Etats de manière scrupuleuse, avec tout le zèle et l'attention possibles, ainsi qu'à protéger et défendre leurs sujets de tous leurs ennemis et dangers avec courage, de manière chrétienne et fidèle. En échange de quoi leurs sujets électeurs s'obligèrent à les servir et les accompagner et les aider personnellement à chaque fois qu'il serait nécessaire; et aussi à les nourrir, en accord avec leur rang, leurs occupations et leurs énormes soucis, en leur donnant tout ce qui serait nécessaire et convenable afin de pouvoir accomplir avec majesté et parfaitement toutes les obligations de leur charge dans toute éventualité de paix ou de guerre"], Juan de Robles, op. cit., p. 100.