La poésie peut-elle être un document... por Marc Marti
LA
POÉSIE PEUT-ELLE ÊTRE UN DOCUMENT HISTORIQUE ? LE CAS DE LA POÉSIE
LYRIQUE NÉOCLASSIQUE ESPAGNOLE
Marc Marti
Université de Nice, CNA
Dans
le cadre de ce travail, nous nous interrogerons sur un genre littéraire
qui a souvent été négligé par les historiens, la
poésie. Cependant, il ne saurait être question d’aborder le genre
sans tenir compte de ses spécificités formelles et historiques.
Nous essaierons donc de développer une démarche qui prenne en
compte toutes les particularités du texte et de la pratique poétique.
Dans
un premier temps, une réflexion axée sur les méthodes d’analyse
socio-historique menées sur la littérature nous semble nécessaire.
Cette synthèse nous permettra de proposer, de façon provisoire,
une grille d’analyse spécifique à la poésie.
Selon les théories
d’analyse littéraires, deux voies s’offrent à l’historien. D’abord,
une étude du statut socio-économique du poète à
la fin du XVIIIe et sur le public peut s’avérer intéressante.
Ensuite, on devra compléter cette première approche par une réflexion
socio-historique et socio-esthétique qui prenne en considération
les éléments extratextuels et génériques, inséparables
de la poésie[1]. Il s’agira aussi
bien des préceptes néoclassiques qui régissent et inspirent,
à travers les traités, la création poétique que
des topoï. À partir de quelques exemples, nous montrerons
donc les possibilités qu’offrent, dans une perspective historique, l’analyse
des topoï et de quelques figures poétiques significatives.
1. Problèmes
de méthode
1.1. Une
première approche
Pierre Zima écrivait,
en 1984, « qu’à la différence du drame et du roman, […] le
texte lyrique a été négligé par les sociologues
de la littérature ». La même remarque pourrait être
faite à propos de l’historiographie, qui a peu utilisé la poésie
comme document historique. Dans la plupart des cas, comme le rappelle Pierre
Zima, « beaucoup de théoriciens partaient (et partent) de
l’idée reçue que la poésie lyrique, orientée vers
la « subjectivité » et le domaine « affectif », ne
se prête guère à l’analyse sociologique : dans la plupart
des cas, elle ne « représente » ni la société,
ni les événements historiques ». Cette approche du texte
était bien entendu critiquable, puisque « fondée sur une
autre idée reçue selon laquelle la sociologie de la littérature
doit être une analyse thématique et viser les "contenus sociaux"
des "œuvres". Dans cette perspective, le caractère social et
historique de l’écriture passe inaperçu »[2].
Ce qui suppose que la notion de texte poétique, en tant que genre et
expression littéraire, n’est pas intemporelle, c’est-à-dire, comme
l’affirme Roland Barthes, « je doute qu’il y ait une essence de la poésie
en dehors de son Histoire »[3].
Avant
de proposer une analyse du texte poétique, il convient de définir
l’objet d’étude. Sur ce point il semble évident que l’on ne peut
que privilégier l’approche historique. Chaque époque a, en fait,
produit sa définition de la poésie lyrique. Schématiquement,
depuis le romantisme, on tend à l’assimiler à l’affectif, au subjectif,
donc à l’originalité et à l’individuel. Cette vision est
cependant inopérante dès qu’il s’agit de considérer la
poésie classique qui se fonde, par exemple, sur l’utilisation de lieux
communs, élaborés depuis l’Antiquité. A la notion d’originalité
des romantiques s’oppose, entre autres, le concept d’imitation, bien que les
choses, ne soient pas historiquement aussi tranchées.
A
la définition même de la poésie est étroitement liée
celle du poète et de son statut social, qui varie suivant les époques
et les sociétés. L’image du poète « semblable au prince
des nuées » n’est ni universelle, ni intemporelle. L’idée
que s’en fait la société espagnole de la fin du XVIIIe est même
totalement en opposition ; le créateur, à cette époque,
fait en général preuve d’un grande sociabilité et se préoccupe
de ses contemporains.
Dernier
problème enfin, le texte lui même et les méthodes d’analyse
possibles. Comme l’a souligné Pierre Zima, on pourrait partir de l’idée
qu’il ne s’agit pas d’inventer une « nouvelle sémiotique sociologique.
Il faut plutôt tenter de se servir de certains concepts sémiotiques
existants en faisant apparaître leur dimension sociologique qui a été
négligée jusqu’à présent »[4].
1.2. Des
orientations
Ces
quelques réflexions nous permettent d’envisager, provisoirement, une
méthode empirique afin d’analyser la dimension historique et idéologique
du texte lyrique à la fin du XVIIIe. Nous proposerons de distinguer,
pour les besoins de l’étude, quatre niveaux complémentaires.
—En
premier lieu, il s’agira de déterminer clairement des éléments
extratextuels qui ont leur importance dans la genèse du texte lyrique :
statut économique et professionnel des auteurs, média, public,
importance de la pratique poétique dans la vie sociale. Du point de vue
de la sociologie des textes littéraires, cette approche est celle qu’a
privilégiée Robert Escarpit[5].
—Ensuite,
il conviendra de préciser et d’analyser les contraintes formelles et
thématiques qui pèsent sur la production du texte lyrique. Dans
le cas d’une poésie classique, comme celle de la fin du XVIIIe espagnol,
il est évident que la notion de genre est totalement opératoire,
bien que le genre lyrique fût, paradoxalement, mal défini à
cette époque. Ce deuxième niveau d’analyse est complémentaire
du premier, car il nous oriente vers la perception du public. Le genre peut
en effet être considéré comme un ensemble de « formes
fonctionnant dans un système de communication sociale »[6].
De plus, « les genres des différentes époques historiques
apparaissent comme des tentatives collectives pour résoudre des problèmes
sociaux, pour s’orienter dans une réalité changeante et justifier
certaines attitudes et actions sur le plan culturel […] »[7].
—En
outre, à partir du moment où l’on accepte la notion de genre,
le matériau conventionnel utilisé —les topoï par exemple—,
qu’il soit linguistique ou thématique, doit être à son tour
analysé. Cependant, comme le signale E. Cros, l’analyse devra ici éviter
« le préjugé naïf selon lequel les textes littéraires
renvoient immédiatement à la "réalité" »
de par leur thématique. Toute analyse thématique passe nécessairement
par la prise en compte des références littéraires. Cette
approche a fait l’objet d’un numéro de la revue Imprévue,
consacré à la poésie amoureuse espagnole du moyen âge
au baroque[8]. Elle réactive bien
entendu la notion fort débattue d’intertextualité que nous considérerons
ici, suivant la proposition d’Edmond Cros, « dans le cadre du travail de
l’écriture […] ce n’est pas cet intertexte qui vient se déconstruire
mais, plus exactement, son interprétant, c’est-à-dire une certaine
idée de cet intertexte ; ce n’est pas une ancienne textualité
qui vient se déconstruire dans la nouvelle, mais, en quelque sorte, une
certaine façon de lire ce texte premier »[9].
—Une
fois élucidé le contenu conventionnel et thématique du
texte, on pourra analyser les figures de style du texte lyrique comme des lieux
stratégiques où s’exprimeront éventuellement les contradictions
du discours poétique et ses rapports complexes avec l’idéologie.
A ce niveau, il ne faudra négliger aucun recours. Les figures de diction
et de construction sont tout aussi importantes que les figures de pensée
et les figures de construction. De la même façon, la métrique
pourra être considérée comme un élément pertinent.
2. Éléments
extratextuels et préceptes génériques
2.1. Éléments
extratextuels : pratique poétique, média, statut des écrivains
La poésie
lyrique espagnole de la seconde partie du XVIIIe s’insère dans un contexte
où la poésie est un objet de grande consommation, dont la presse
était friande et qui atteignait même, par le biais des romances
de ciegos, un public non lettré[10].
Le concept de poésie, à l’âge classique avait un sens plus
large qu’à l’heure actuelle. Il englobait toute composition en vers,
c’est-à-dire, le théâtre (poésie dramatique), les
textes épiques et bien sûr, les textes lyriques. Sans entrer dans
les problèmes que pose cette classification, on peut remarquer que la
poésie lyrique occupait une place de choix dans la vie culturelle et
sociale de l’époque. Les poèmes de circonstance étaient
fréquents. On écrivait pour célébrer différents
moments de la vie : anniversaire, deuil, événements militaires,
naissances, etc. De la même façon, certains lettrés communiquaient
avec leurs proches et leurs amis au moyen d’épîtres en vers. Dans
cette perspective, la poésie différait des autres genres. Pour
circuler et toucher éventuellement un public important, elle n’avait
pas forcément besoin de l’édition. Il n’est pas étonnant
qu’une bonne partie des textes subversifs et de satire politique qui circula
à l’époque ait été rédigée en vers.
D’une certaine façon, la poésie échappa en partie à
la censure. Cet avantage des formes courtes versifiées —facilement mémorisables
et diffusables— expliquent la préférence pour le genre dans les
écrits clandestins.
Aux
marges du circuit de l’écrit, la poésie fut aussi, mais ici comme
les autres genres, un sujet de discussion et de travail des tertulias,
sortes d’académies informelles, où la principale relation dont
les membres étaient liés par l’amitié et un goût
commun pour la pratique et la critique littéraires. Tous les poètes
célèbres de l’époque participèrent à un ou
plusieurs de ces groupes[11]. La pratique
poétique témoigne aussi d’un degré de sociabilité
important.
En
plus de cette circulation informelle des textes, le principal média,
hormis des publications de recueils, fut sans nul doute la presse. Les travaux
de F. Aguilar Piñal démontrent que les publications périodiques
accueillirent largement la poésie lyrique dans leurs colonnes, prouvant
ainsi l’intérêt du public pour ce type de compositions[12].
Paradoxalement cependant,
le succès de la poésie ne généra pas une revendication
du statut de poète de la part des auteurs. La pratique poétique
était plutôt considérée comme un passe-temps, surtout
s’il s’agissait de poésie lyrique, comme l’affirmait Jovellanos, dont
l’opinion est assez révélatrice :
« En
medio de la inclinación que tengo a la poesía, siempre he mirado
la parte lírica de ella como poco digna de un hombre serio, especialmente
cuando no tiene más objeto que el amor »[13]
Cette distance à
l’égard de la poésie lyrique s’explique d’abord par le relatif
discrédit dont était victime le genre :
« Vivimos
en un siglo en que la poesía está en descrédito y en que
se cree que el hacer versos es una ocupación miserable»[14].
Il
s’y ajoutait une préoccupation pour l’image sociale de l’individu. Jovellanos,
qui était un haut fonctionnaire et qui deviendra ensuite ministre, écrivit
à ce sujet :
« […]
la poesía amorosa me parece poco digna de un hombre serio ; y aunque
por mis años pudiera resistir todavía este título, no pudiera
por mi profesión que me ha sujetado desde una edad temprana a las más
graves y delicadas obligaciones »[15].
De la même
façon, Juan Meléndez Valdés, dans le prologue de la deuxième
édition de ses œuvres (1797), se justifiait longuement et essayait de
démontrer qu’il n’y avait pas d’incompatibilité entre sa fonction
de magistrat et la publication d’un ouvrage poétique[16].
Son cas n’était pas une exception, la majorité des poètes
de la fin du XVIIIe firent partie de l’élite administrative et politique.
Sans entrer dans le détail, cette particularité s’explique par
la structure sociale de l’Espagne à cette époque. Les études
universitaires étant accessibles à une minorité, il est
normal de retrouver les mêmes personnes dans tous les secteurs de la vie
intellectuelle et politique. Ce statut social du poète explique sans
doute une partie de l’orientation thématique des poèmes de l’époque
qui, en dehors de sujets traditionnels comme l’amour, la mort, l’amitié,
traite aussi des sciences, de l’agriculture, etc.
2.2. Questions
de poétique : le genre
Le
XVIIIe siècle espagnol a souvent été qualifié de
siècle du néoclassicisme. Les polémiques autour des différentes
acceptions de ce terme sont nombreuses. Nous nous en tiendrons pour notre part
aux éléments qui concernent directement le sujet de notre communication
en nous inspirant des différentes remarques faites par Russel P. Sebold,
qui reprend le terme sans lui attribuer un sens péjoratif. Le néoclassicisme
s’insère dans la tendance classique de la littérature européenne
et espagnole, qui s’étend de la fin du moyen âge jusqu’aux premières
décennies du XIXe siècle[17].
Ses modèles restent les auteurs de l’Antiquité, en particulier
Virgile, Horace et Théocrite. La nouveauté, et c’est dans ce sens
qu’il convient d’accepter le préfixe néo-, réside dans
l’élévation des poètes nationaux du XVIe et du début
du XVIIe au rang de classiques de référence, au même titre
que les auteurs gréco-latins. Les principales figures de la Renaissance
que revendiqueront les auteurs du XVIIIe sont Fray Luis de León, Garcilaso,
Argensola, Herrera.
La conception néoclassique
de la poésie reste fondée sur les principes d’Aristote, perçus
cependant, comme l’a souligné Russel P. Sebold, selon les idées
philosophiques de l’époque. Selon lui :
« Bajo
la influencia de la nueva filosofía inductiva, sensualista, con su insistencia
en la observación, Pope, Feijoo y otros resucitaron la premisa aristotélica
de que las reglas de la poesía eran leyes naturales universales basadas
en la observación directa y el análisis de la naturaleza (es decir
del proceso creativo natural) y formuladas en los términos de la propia
naturaleza. Las leyes poéticas de Aristóteles, igual que las físicas
de Newton, se consideraban como eternas por haber derivado de la naturaleza,
mas esto no constituía ninguna limitación para el espíritu
creador, porque en el setecientos las autoridades literarias insistían
en que el infinito seno de la naturaleza encubría aún tantos principios
nuevos, no descubiertos, de la poética, como nuevos cánones de
la física »[18].
Par ailleurs, à
la conception aristotélicienne de la poésie, le néoclassicisme
ajoute un concept qui lui est propre (dans sa formulation) et qui constitue
clairement un rejet de la poésie baroque : c’est la notion de bon
goût. Ses défenseurs, c’est-à-dire tous les théoriciens
de l’art poétique néoclassique, revendiquèrent la clarté
face à l’obscurité, le naturel face à l’affectation. Ils
condamnèrent donc ce qu’ils appelaient les « excès »
rhétoriques qui à leurs yeux étaient des défauts.
Ce sont les procédés lexicaux tels les néologismes, archaïsmes,
cultismes, les procédés syntactiques tel l’hyperbate et les figures
sémantiques comme les jeux de mots, les antithèses trop violentes
et gratuites, les oxymores et les hyperboles.
On
ne note par contre aucune nouveauté majeure quant aux formes strophiques
et à la versification. Cependant, en relation étroite avec de
nouveaux choix thématiques, certaines formes seront préférées
et d’autres négligées. A cet égard, et à titre d’exemple,
le sonnet perdit de son importance au profit de formes plus longues comme la
silva qui s’accommodaient mieux avec les principes du bon goût
et les nouveaux choix thématiques.
Globalement
donc, l’analyse d’éléments extratextuels ancrés dans le
contexte historique, social et esthétique permet déjà de
déterminer un cadre dans lequel va se dérouler la création
textuelle.
3. Éléments
textuels
3.1. Topoï :
tradition et innovation
Nous
limiterons notre analyse à deux topoï : le locus
amœnus et le beatus ille. Par topoï, nous entendrons
ici « un motif récurrent qui met en relation le texte avec une tradition
ou un genre littéraires, en principe reconnaissable par les destinataires »[19].
Ces deux éléments sont intéressants, car ils sont assez
souvent utilisés de pair, en général pour composer une
évocation de la nature et de la vie retirée.
Le
locus amœnus vient de la littérature gréco-latine et il
constitue souvent le noyau des descriptions de la nature. Selon E. Curtius,
il est composé de trois éléments fondamentaux (arbre, tapis
herbeux, ruisseau) et quatre accessoires (chant des oiseaux, fleurs, zéphyr,
fruits)[20]. Ce topos va sensiblement
évoluer et on notera l’émergence d’un sensualisme propre à
la seconde partie du XVIIIe siècle. Les composants indispensables restent
les mêmes, mais le locus amœnus est reconstruit à partir
d’un nouveau point de vue. Les éléments naturels traditionnels
(herbe, ruisseau, zéphyr etc.) sont qualifiés par des épithètes
dont les connotations sont à la fois sensuelles et sentimentales comme
dulce, suave, tierno, delicado, qui révèlent une
nouvelle appréhension de la nature, malgré l’aspect figé
des éléments traditionnels. Celle-ci n’est plus seulement un motif
décoratif, elle acquiert une certaine autonomie, tout en dépendant
étroitement de la vision subjective, intériorisée du poète,
qui l’élabore à partir de ses sens et de ses sentiments. Ce sensualisme
et ce sentimentalisme, qui percent à travers le topos du locus
amœnus, révèlent l’influence et la vulgarisation des théories
de Locke et de Condillac. Mais, cette nouveauté a aussi une signification
sociale. Elle témoigne de la montée en puissance des notions d’individu
et d’individualité qui sont, à cette époque, en train de
devenir les valeurs de référence d’une partie de la société
espagnole. Dans le discours économique par exemple, la notion de bien
public va peu à peu être substituée celle d’intérêt
individuel[21]. Un deuxième topos
va connaître, à la même époque, une évolution
tout aussi significative.
Le beatus ille
a été vulgarisé par Horace. On le retrouve dans la littérature
espagnole au XVIe chez Garcilaso de la Vega et dans la prose d’Antonio de Guevara,
qui va le transformer en un nouveau topos, celui du Menosprecio de
corte y alabanza de aldea. C’est sous cette dernière forme que l’on
va le retrouver le plus souvent dans la poésie de la seconde partie du
XVIIIe. Le thème apparaît fréquemment et il sert d’abord
à exprimer, comme dans la tradition, un discours moral, qui consiste
à proposer un idéal de vie vertueuse à la campagne tout
en tournant le dos aux vices de la ville. Cependant, ce discours moral s’appuie,
comme nous l’avons démontré dans un travail antérieur,
sur de nouvelles valeurs, en particulier l’éloge de la médiocrité
et de l’humilité[22]. La ville
est condamnée au nom de la morale d’abord, puisqu’elle n’est que luxe,
luxure, gaspillage, ambition et l’image du courtisan ou riche seigneur est étroitement
associée à cette évocation négative de la vie urbaine.
Le personnage opposé est l’humble paysan qui vit à la campagne
ou le poète qui choisit (ou rêve) d’en revêtir les habits.
Au delà de la convention, cette attitude pourrait aussi transcrire un
désir latent de réforme sociale, que l’on peut interpréter
de deux façons complémentaires. D’une part, il s’agit d’une critique
exemplaire du mode de vie de la haute noblesse (assimilée à la
ville) et à laquelle on propose des modèles de vertu. D’autre
part, nous sommes peut être en présence d’une remise en cause plus
radicale (suivant les poèmes) de la suprématie sociale et des
idéaux de vie de cette même haute noblesse.
En outre, ce discours
moral, qui provoque en partie une réécriture et donc une réinterprétation
du topos, est aussi sous-tendu par un discours économique. En
effet, la Alabanza de aldea fut le centre d’intérêt de l’Académie
Espagnole, qui, en 1780, fit de ce thème le sujet d’un concours littéraire.
Il s’agissait de composer une églogue qui fasse l’éloge de la
vie à la campagne (Alabanza de la vida en el campo). Ce concours
fut lancé dans un contexte où la campagne était devenu
un centre d’intérêt dominant. Les écrits économiques
sur l’agriculture se multipliaient pour atteindre précisément
leur niveau le plus haut du siècle au cours des décennies 1770-80
et 1780-90, coïncidant bien sûr avec la création de nouvelles
institutions officielles : les Sociétés Économiques
d’Amis du Pays[23]. Et à partir
de ce moment, on assiste à un glissement du topos. Le beatus
ille comme la alabanza de aldea supposaient l’éloge de la
vie à la campagne, opposée à la vie citadine. Or, dans
la seconde partie du XVIIIe, c’est très souvent le travail agricole que
l’on oppose à l’oisiveté urbaine. L’évolution thématique
pourrait passer inaperçue mais elle est bien présente. On n’oppose
plus exactement deux espaces de vie mais l’oisiveté au travail.
Au niveau idéologique,
la campagne et l’agriculture sont l’objet d’un consensus économique et
moral qui explique leur mise en valeur. D’une part, les propriétaires
fonciers d’une part tirent pratiquement tout leur revenu de l’activité
agricole et peuvent, à l’occasion, s’adonner aux plaisirs champêtres ;
d’autre part, la classe moyenne et la bourgeoisie commerçante voient
dans l’image du paysan heureux (contre le grand) une mise en valeur de leur
idéal de vie et aussi parfois, une justification du bien fondé
des initiatives de l’État. Une analyse de quelques figures poétiques
pourra nous éclairer un peu mieux sur ces tendances.
3.2. La
figure poétique et ses possibles valeurs socio-historiques
Dans Théorie
et pratiques sociocritiques, Edmond Cros rappelait « la nécessité
de reconstituer des trajets de sens souvent contradictoires qui transcrivent
des intérêts sociaux des différents sujets transindividuels
impliqués. Ces différents trajet de sens découpent de façon
multiple une même réalité et créent des espaces de
lecture polysémiques »[24].
En ce sens, nous pourrions considérer que certaines figures utilisées
par la poésie peuvent être des lieux stratégiques où
affleurent de façon plus manifeste ces contradictions et plus généralement
l’idéologie. Nous prendrons deux figures d’opposition en exemples :
antithèse et oxymore. Le choix peut sembler arbitraire, mais les occurrences
de ces procédés littéraires sont d’autant plus intéressantes
que la théorie du bon goût, que nous avons évoquée
précédemment, condamnait leur emploi systématique. Jovellanos,
dans son Tratado de rétórica y poética rappelait
que les figures d’opposition devaient être sobrement utilisées
et rigoureusement choisies[25]. Ce qui
signifie qu’elles sont en général rares et cette rareté
les rend d’autant plus significatives lorsqu’elles sont employées.
L’antithèse,
selon Bernard Dupriez consiste simplement à « présenter mais
en l’écartant ou en la niant une idée inverse, en vue de mettre
en relief l’idée principale »[26].
Juan Meléndez Valdés composa une série de romances
consacrés aux activités agricoles (vendanges, labours, moissons)
dont Los segadores, où l’on trouve les vers suivants, qui décrivent
la moisson :
« El
vicio es callado y triste,
La
inocencia ríe y canta
Y
el trabajo es pasatiempo
Cuando
el placer lo acompaña »[27].
Les deux premiers
vers constituent le noyau de l’antithèse, qui s’appuie sur le chiasme
« callado / canta », « ríe / triste ».
Le chiasme n’est pas redondant ; il sert plutôt à consolider
une antithèse imparfaite sémantiquement : le vice n’est pas
opposé à la vertu mais à l’innocence. Cette opposition
correspond au topos, profane et chrétien, de l’âge d’or,
où les hommes, innocents, étaient vertueux. Une thème repris
au XVIIIe à travers les idées de Rousseau, très présentes
en Espagne malgré la censure. En fait, cette antithèse pourrait
presque être considérée, à cette époque, comme
une figure d’usage. Cependant, dans ces quatre vers, le couple innocence/vice
vient s’investir dans une opposition implicite travail/oisiveté. L’aspect
paradoxal de la métaphore « el trabajo es pasatiempo » est
donc fortement atténué par l’antithèse et le chiasme qui
la précède mais aussi par la motivation de cette même métaphore
« cuando el placer lo acompaña ». L’antithèse sert ici
finalement de support et de motivation à la création d’un figure
nouvelle. Nouvelle dans le sens où elle est un écart non pas avec
l’idéologie économique de l’époque, qui valorisait le travail,
mais nouvelle dans un sens esthétique. En effet, une des contraintes
qui pesait sur la poésie était l’interdiction de traiter des sujets
triviaux ou grossiers, les références du texte poétique
devaient être avant tout littéraires[28].
Le problème qui se posait était donc d’arriver à introduire
le motif du travail agricole (ici la moisson) en respectant les préceptes
néoclassiques. L’opération est facilitée par le fonds traditionnel
gréco-latin qui utilise abondamment l’imagerie agricole, cependant, l’acte
de travail brut ne répond pas aux critères esthétiques.
Il est donc inséré grâce à la fois à l’antithèse
d’usage innocence/vice et à la métaphore qui l’associe au plaisir,
ce dernier concept étant bien plus bucolique qu’économique. Il
faut d’ailleurs noter que dans l’ensemble de ce poème, consacré
à l’éloge de la moisson, le travail est toujours évoqué
par d’esthétiques euphémismes, la moisson étant même
qualifiée de « tonada » (chant poétique). Ce premier
exemple permet de saisir la portée et la signification des nouvelles
figures. Un second exemple, consacré à l’oxymore permettra d’aborder
d’autres aspects.
Selon
Bernard Dupriez, dans l’oxymore (alliance de mots contradictoires), les vocables
s’opposent dans leur sens hors contexte et le paradoxe reste latent, même
quand s’opère la réduction sémantique du contexte[29].
Ces remarques coïncident avec celles d’Edmond Cros sur les systèmes
sémiotiques et les microsémiotiques[30].
Quelques vers de Nicasio Alvárez de Cienfuegos, extraits du poème
La primavera nous serviront d’illustration.
« El
labrador […] forzando
Los
campos con la reja reluciente,
Con
el sudor de su encorvada frente
La
frugal opulencia va comprando »[31]
L’oxymore
« frugal opulencia » (opulence frugale) doit d’abord être décomposé.
Frugalité et opulence sont deux valeurs opposées dans le discours
chrétien traditionnel. La première est associée à
une vertu et la seconde à un péché (ou vice). On les retrouve
fréquemment en poésie dans le cadre de la alabanza de aldea.
Or, ici, l’oxymore induit un rapprochement : l’image d’un paysan au travail
et labourant fait basculer l’association du côté positif (vertu),
(le travail de la terre est toujours connoté positivement au XVIIIe).
La restriction sémantique opérée par l’oxymore sur le terme
« opulencia » tend à le rapprocher d’une signification plus
matérielle que morale. Cette opération est facilitée par
la tradition littéraire, qui, en dehors de ses valeurs négatives,
associe aussi l’opulence aux images positives de la fécondité
associées à Cérès ou la corne d’abondance. Par ailleurs,
dans le contexte de développement agricole de la fin du XVIIIe siècle,
le terme fait écho aux aspirations des discours économiques et
politiques, dont le principal objectif est l’augmentation de la production ou
« abundancia » ; ce dernier terme n’étant en fait qu’un
des avatars lexicaux du même champ sémantique, mais beaucoup moins
négativement connoté qu’ « opulencia ». Cependant, l’action
entre les deux termes de l’oxymore est à double sens, et, à son
tour, « opulencia » agit sur « frugal », créant une
deuxième contradiction, qui se situe au niveau de la signification non
plus morale mais matérielle. Nous retrouvons en fait retranscrit ici,
sous forme poétique, un des paradoxes de la pensée des Lumières
espagnoles, comme l’a justement souligné Antonio Maravall. Tout en prônant
l’augmentation de la production, on prêchait la frugalité, une
valeur qui s’insérait dans un discours social conservateur. Elle servait
à tempérer tout désir de progrès matériel
trop fort et à le contenir dans le cadre socio-économique et productif
limité de la société d’Ancien Régime[32].
Cependant, la « frugale opulence » est aussi une valeur bourgeoise
en germe. Elle réunit le désir de développement matériel
et économique, tempéré par la restriction morale de la
frugalité, une valeur chrétienne qui, dans le contexte de l’époque,
acquiert une signification sociale, permettant de différencier nettement
les classes bourgeoises de la grande aristocratie et de son train de vie dispendieux.
Conclusion
A
la suite de cette étude, nous pouvons affirmer que le texte poétique
ne doit absolument pas être considéré comme un genre inaccessible
à l’analyse historique. En effet, dès lors que l’on met en œuvre
une méthode qui prend en compte les spécificités de l’écriture
poétique, l’approche historique devient des plus intéressantes.
Elle permet « d’ouvrir » et de comprendre le poème par rapport
à la société dont il est issu et non de le cantonner à
un ensemble de procédés visant uniquement un but esthétique,
comme si le beau était une donnée éternelle et intemporelle,
dépourvue de signification sociale et historique. Cependant, nous devons
aussi insister sur les limites de notre analyse : elle ne concerne que
la production poétique d’une courte période que nous avons dû
situer historiquement, ce qui signifie que la démarche n’est pas forcément
valable, ou du moins demande à être redéfinie, si l’on aborde
une époque différente, en particulier dès que l’on s’intéresse
aux productions situées hors de la période dite « classique ».
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Zima, Pierre V.,
Manuel de sociocritique, Paris, Picard, Coll. « Connaissance des
Langues », 1985.
NOTES
[1]On
trouve un bon exemple de ce type d'approche dans le travail de José Pallarés
Moreno, León de Arroyal o la aventura de un intelectual ilustrado, Granada,
Universidad de Granada, 1993, 295 p.
[2]Pierre
Zima, Manuel de sociocritique, Paris, Picard, Coll. Connaissance des Langues,
1985, p. 68.
[3]Roland
Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 158.
[4]Pierre
Zima, Op. cit., p. 117.
[5]A
ce propos, voir Edmond Cros, « De la sociologie expérimentale au structuralisme
génétique », in Théorie et pratiques sociocritiques, Montpellier, CERS, 1984,
p. 2.
[6]Pierre
Zima, Op. cit., p. 45.
[7]Pierre
Zima, Ibid., p. 46.
[8]Amours
et conventions littéraires en Espagne du moyen âge au baroque, Imprévue, Montpellier,
CERS, 1996-2.
[9]Edmond
Cros, Op. cit., p. 90.
[10]Francisco
Aguilar Piñal (dir.), Historia literaria de España en el siglo XVIII, Madrid,
Trotta-CSIC, 1996. Voir les articles de María José Rodríguez Sancha de León,
« Literatura popular » aux pages 328-329 et Francisco Aguilar « Poesía », p.
43.
[11]Francisco
Aguilar Piñal, Introducción al siglo XVIII, Madrid, Júcar, 1991, p. 93 sq.
[12]Checa
J., Ríos J.A., Vallejo I., La poesía del siglo XVIII, Madrid, Júcar, 1992,
p. 9.
[13]Ibid.,
p. 156.
[14]Ibid.,
p. 156.
[15]Ibid.,
p. 156.
[16]Juan
Meléndez Valdés, « Advertencia impresa al frente de la edición de Valladolid
(1797) » in Poetas líricos del siglo XVIII, Madrid, Atlas, 1952, pp. 86-89.
[17]Russel
Peter Sebold, « Definición del neoclasicismo español » en Guillermo Carnero
(coord.) Historia de la literatura española, siglo XVIII, Madrid, Espasa Calpe,
1996, t. 1, pp. 139-208. Pour la réflexion sur la définition du terme voir les
pages 143-146.
[18]Russel
P. Sebold, El rapto de la mente, poética y poesía dieciochescas, Barcelona,
Anthropos, 1989, pp. 25-26.
[19]C'est
la définition que propose Carlos Heush « De l'amour et ses conventions »,
in Amours et conventions littéraires en Espagne du moyen âge au baroque, Op.
cit., p. IX, en reprenant la proposition du dictionnaire d'Angelo Marchese et
Joaquín Foradellas, Diccionario de retórica, crítica y terminología literaria,
Barcelona, Ariel, 1994.
[20]Curtius,
Ernst Robert, La littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, PUF,
1956, pp. 300 sq.
[21]L'exemple
le plus connu est l'évolution du projet de loi agraire vers un libéralisme
de plus en plus affirmé. A ce propos, voir Robert Vergnes, « Dirigisme et libéralisme
économique à la Sociedad Económica de Madrid (de l'influence de Jovellanos)
» in Bulletin Hispanique, LXX, Bordeaux, 1968, pp. 300-341.
[22]Marc
Marti,Ville et campagne dans l'Espagne des Lumières (1746-1808), Saint Étienne,
Cahiers du GRIAS, 1997, p. 210 sq.
[23]Marc
Marti, « Historia y lingüística: La agricultura en el discurso económico
de la Ilustración (1746-1808) ». Brocar, cuadernos de investigación histórica,
n°20, Universidad de Logroño, 1997, pp. 237-259.
[24]Edmond
Cros, Op. cit., p. 90.
[25]Gaspar
Melchor de Jovellanos, Lecciones de retórica y poética in Obras, Madrid,
Atlas, BAE, 1951, t. 46, p. 122.
[26]Bernard
Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, Paris, UGE, 1984, Coll. 10/18,
p 57.
[27]Meléndez
Valdés, Los Segadores, BAE, T LXIII, p 139. La datation de ce romance est
incertaine. Il n'est pas postérieur à 1814.
[28]Marc
Marti, Op. cit., p 213.
[29]Bernard
Dupriez, Op. cit., p 31.
[30]Edmond
Cros, Op. cit., p 123.
[31]Nicasio
Alvárez de Cienfuegos, La primavera, BAE, t LXVII, p. 17a. Cette composition
faisait partie des oeuvres poétiques de Cienfuegos publiées en 1797.
[32]Antonio
Maravall, « La idea de felicidad en el programa de la Ilustración » in Mélanges
offerts à Charles Vincent Aubrun, Paris, éd. Hispaniques, 1974, pp. 425-462.
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