Un
homme entre deux mondes : la vie mouvementée de Don Philippe d'Afrique, prince
de Tunis (1627-1686)
par
Matthieu BONNERY
Universidad
de Toulouse
~
En
1270, Saint Louis meurt de la peste sous les murs de Tunis assiégée. C’est
la première fois qu’un souverain chrétien tente de s’immiscer dans la vie
de cette région de l’Afrique du Nord. Par la suite, les rapports entre la
Tunisie et les Etats européens iront de l’entente cordiale au conflit ouvert.
Durant la deuxième moitié du XVIIe siècle la ville, devenue durant les années
précédentes une opulente régence corsaire, tente de conserver son autonomie
dans une Méditerranée qui devient un enjeu européen. Au même moment, la Tunisie traverse une période politique troublée
: révolutions de palais et guerres civiles se succèdent. Au cœur de cette
agitation, la chance semble pouvoir sourire aux audacieux qui voudraient se
placer dans la course pour le pouvoir. C’est le cas d’un certain Don Philippe
d'Afrique qui a intrigué pendant une quarantaine d’années avec un seul objectif :
devenir roi de Tunis en demandant l’aide des Espagnols, puis des Français
et même des Vénitiens.
Je
me suis intéressé à ce personnage, lors du dépouillement du legajo
4159 de la série Estado de l’Archivo General de Simancas. Cherchant des informations relatives aux opérations navales en Méditerranée
à la fin du XVIIe siècle, je me suis trouvé face à un courrier n’ayant à priori rien à voir avec
le reste du dossier. Il s’agissait d’un rapport remis par un secrétaire au
plus haut des conseils de la monarchie espagnole. Il reprenait la proposition d’un espion milanais, mandaté par un prince
musulman qui proposait au roi Philippe IV de l’aider à prendre le royaume
de Tunis. Certains signes m’ont fait comprendre que ce document était inédit
et n’avait à priori jamais été consulté : le fait qu’il ne soit pas inventorié
(même si les catalogues sont loin d’être exhaustifs) et surtout qu’il comporte
un croquis des fortifications de Tunis. Or, si ce courrier avait été manipulé
auparavant, ce dessin aurait obligatoirement été versé à la série Mapas, planos y
dibujos qui, à Simancas, regroupe l’ensemble des sources
iconographiques. J’ai donc voulu comprendre qui était ce prince. Malgré tous
mes efforts, il m’a été impossible de trouver dans l’ensemble des ouvrages
contemporains consacrés à la Tunisie une quelconque référence à un Don Philippe,
prince tunisien. Un seul travail existe ; il date du début du XXe siècle. En note, les références de quelques ouvrages du XIXe siècle, période
où « se multipliaient les sociétés savantes, les sociétés des Antiquaires
et les académies, qui publiaient des monographies sur l’histoire religieuse,
l’hagiographie, l’histoire de l’art ou l’histoire locale». Après un court résumé de la vie du prince, on trouve publiées 15 lettres
d’origines diverses. Ce corpus, mis en relation avec le courrier du
Conseil d'Etat, a permis de comprendre un peu mieux la psychologie du personnage.
Une
autre difficulté qui se présente à celui qui travaille sur l'Afrique du Nord
à l'époque moderne est l’énorme déséquilibre qui existe entre la bibliographie
consacrée à la région au XVIe siècle et son équivalent pour le XVIIe siècle.
Ainsi, « la liste des ouvrages historiques du XVIe siècle qui traitent
de ces questions est bien longue, plus longue encore la liste des ouvrages
modernes» disait Fernand Braudel en 1928. L’auteur de La Méditerranée a
lui même d’ailleurs contribué à ce déséquilibre en présentant l’Afrique du
Nord comme un simple enjeu de la lutte entre les deux empires de la période,
en fixant comme limite à son étude la première trêve de la fin des années
1570 ( malgré le fait qu’elle n’ait pas été ressentie comme telle par les
contemporains) et en privilégiant le militaire comme moyen de contrôle de
cette région. Il donne de plus une vision clairement négative de la tentative
des Habsbourg de s’insérer durablement de l’autre coté de la Méditerranée,
notamment à cause de la politique trop prudente de Philippe II. A sa suite,
les historiens ont longtemps analysé le Maghreb comme un champ de bataille
entre Madrid et Istanbul, entre la Croix et le Croissant, et se sont donc
naturellement tournés vers le XVIe siècle. Aujourd’hui, de nombreux chercheurs
réclament une révision historiographique, au premier rang desquels Buñes Ibarra. Il n’en reste pas moins que pour ces raisons, le XVIIe siècle est, pour
l’Afrique du Nord, clairement sous-représenté dans la bibliographie et on
ne peut qu’encourager de nouveaux travaux.
Du
fait de la spécificité du personnage, de son coté machiavélique presque caricatural,
il est bien évident que cette étude s’appuiera avant tout sur les sources
et présentera la vie de ce prince, sans réelle volonté de la replacer dans
une problématique plus globale. En raison de leur coté inédit pour certaines,
exceptionnel pour d’autres, il m’a semblé que je devais travailler les sources
et, « finalement les éreinter tout à fait, les user jusqu’à la corde» pour en dégager l’esprit de Don Philippe d'Afrique. Ainsi, je présenterai
dans un premier temps le royaume de Tunis et ses liens anciens avec l’Europe,
puis la vie du prince de Tunis dans ses grands traits, ce qui permettra de
comprendre que l’on a ici affaire à un homme d'exception, avant de me pencher
sur son titre si souvent rappelé au fil des correspondances. Don Philippe
est aussi un prince musulman qui participe à la vie de la régence, mais n’en
renonce pas à pour autant à ses prétentions. Nous nous pencherons ensuite
sur l’aspect purement militaire de la proposition faite aux Espagnols, avant
de voir les offres à Louis XIV et aux Vénitiens. Enfin, on tirera un bilan
de la vie du prince.
I.
La ville de Tunis : du commerce à la course
Afin
de comprendre comment un prince musulman peut changer de religion, rencontrer
les plus hauts représentants politiques européens, retourner en Tunisie et
continuer à intriguer jusqu’à sa mort, il faut auparavant s’interroger sur
les rapports qu’a, depuis longtemps, entretenu cette région d’Afrique du Nord
avec les puissances européennes. Ces liens sont anciens, mais c’est surtout
au XVIe siècle que le royaume devient un enjeu majeur de la lutte entre l’empire
ottoman et l’Espagne, avant d’acquérir son indépendance au XVIIe siècle et
de devenir un actif foyer de course.
Il
n’est pas ici question de résumer deux siècles de présence européenne en Afrique
du Nord mais, à contrario, il serait vain de tenter de comprendre les propositions
de Don Philippe sans connaître l’histoire mouvementée de son pays. Au Moyen-Age
déjà, la poudre d’or est extraite en Afrique Noire puis acheminée vers la
côte par caravane. Là, « les Catalans et les Italiens l’achetaient à
Tenez, à Oran ou à Tunis contre de la vaisselle de cuivre, des coquillages
(les couries) et des perles de verre coloré». Au XVe siècle, l’Afrique du Nord entretient de bonnes relations commerciales
avec l’Espagne et toute l’Europe, et ce malgré la Reconquista. L’or
africain devient alors « le moteur de toute la Méditerranée». Toute la chrétienté se presse pour signer des accords commerciaux avec
les grandes villes marchandes du Maghreb et échanger métaux, esclaves, produits
de luxe et denrées agricoles. La région est également un fournisseur privilégié
pour les flottes portugaises des épices (comme elle le sera plus tard pour
les Andalous dans le ravitaillement de la Carrera de Indias). Tlemcen
est même surnommée « la ville des marchands honnêtes» et Tunis est « prospère, non pas nid de pirates mais cité marchande,
fréquentée assidûment par les marchands de toutes les nations». A la fin du siècle, des accords sont même conclus entre grands marchands
européens et africains. L’Afrique du Nord est donc avant tout, en cette fin de XVe siècle, un
partenaire commercial, même si progressivement les Portugais se lancent dans
une politique de conquêtes qui a surtout pour but de s’assurer des comptoirs
permanents et des points solides sur la route des épices. En 1476 est établi le petit poste de Santa-Cruz de Mar Pequeña sur la
côte atlantique du Maroc. Il est considéré comme le premier lieu de présence
européenne permanent en Afrique du Nord. La même année, les Espagnols prennent Ceuta. Cette politique de conquête est d’ailleurs très officiellement codifiée
entre les deux puissances rivales puisque « la Berbérie était un territoire
qui était divisé en zones d’hypothétiques conquêtes entre les Espagnols et
les Portugais depuis les premiers traités de partage du monde». Dés lors, jusqu’au début du XVIe siècle, la Méditerranée est un espace
divisé en deux zones parfaitement définies dont Tunis est le point central. A l’est dominent les Vénitiens et, dans une moindre mesure, les Génois.
A L’ouest, les Portugais et les Espagnols se livrent une guerre commerciale
acharnée dans laquelle les Lusitaniens s’essoufflent peu à peu.
Tout
change au début du siècle. A ce moment s’opère un glissement de l’Atlantique
vers la Méditerranée. La lutte entre l’Espagne et le Portugal tourne court,
alors que celle contre le Turc commence. En 1516, l’Egypte tombe aux mains des sultans. L’empire ottoman, qui
était jusqu’alors une puissance essentiellement terrestre, doit mettre en
place une marine capable d’assurer les communications avec ses nouvelles possessions.
Les corsaires musulmans, qui constituaient la principale force navale turque
et luttaient activement contre les Chrétiens et les Mameluks, n’ont plus alors
que deux choix : s’intégrer à la nouvelle marine officielle ou trouver
d’autres territoires de course. C’est ce dernier choix que font quelques aventuriers
qui trouvent alors sur les côtes tunisiennes, surtout à Djerba, un excellent
mouillage et ne tardent pas à gêner les intérêts espagnols. Ils se transforment
« en champions des chefs islamiques de Tunisie et d’Algérie en expulsant
les Espagnols de Bougie et d’Alger, et empêchent que les pêcheurs de corail
et les marchands puissent faire leurs affaires en Berbérie». Dés lors, les raisons qui poussent l’Espagne à s’impliquer plus directement
en Afrique du Nord sont compréhensibles. La première est économique :
les intérêts des grands marchands andalous sont menacés. La seconde est religieuse.
C’est d’ailleurs, à l’époque, la justification donnée par les dirigeants qui
voient dans la conquête de l’Afrique du Nord la suite logique de la Reconquista. Enfin, il paraît impossible à l’Espagne de tolérer l’émergence de foyers
de course si prés de ses côtes, à Alger et Tunis en particulier. En 1505,
la première offensive espagnole est la prise de Mers El-kébir. En 1508, c’est
le Peñon de Velez, en 1509 Oran, en 1510 Alger, Bougie et Tripoli qui
tombent. En 1511, les Ibères subissent un échec devant Djerba, mais il semble
bien que les moyens et l’énergie mis en œuvre puissent rapidement conduire
à un contrôle espagnol sur l’Afrique du Nord, d'autant plus que les conquêtes
sont facilitées par la faiblesse des pouvoirs locaux et la supériorité des
armes à feu. Le dynamisme dans la lutte est d’ailleurs commun à toute la façade méditerranéenne :
Andalous et Portugais s’associent souvent pour monter des raids sur l’arrière-pays
marocain, et les grands nobles eux-mêmes sont intéressés à l’entreprise africaine (
en 1497 par exemple, le duc de Médina-Sidonia prend Melilla grâce à ses vassaux).
Pourtant,
dans le même temps, la menace corsaire se précise. Les frères Barberousse,
maîtres de Djerba, ont besoin de La Goulette et de Tunis car seul le port
du royaume peut leur fournir les infrastructures nécessaires à la construction
et la réparation de leurs navires, et seuls les riches marchands de la ville
peuvent leur permettre d’écouler leurs prises. Pour s'attirer ses faveurs, Barberousse « fit grand présent au
roi de Tunis, Muley Mahamet, d’artillerie, de chevaux, d’esclaves et d’autres
choses avec lesquelles il gagna sa volonté»; un accord est conclu, même si le monarque sait que les Barberousse
servent l’empire ottoman, et le roi offre à son nouvel allié deux fustes supplémentaires pour
partir en course. Rapidement, Aroudj Barberousse devient la terreur de la Méditerranée
occidentale. En 1515, il assiège Bougie qui manque de tomber. L’année suivante,
il est proclamé roi d’Alger et se retrouve donc à la tête d’une cité dont
il va progressivement orienter l’économie vers un seul objectif : la
course. En 1518, l’aîné des frères est tué par les Espagnols d’Oran mais le
cadet Kheir Ed Dine prend la suite et, après un échec espagnol devant Alger,
se soumet au sultan pour bénéficier de sa protection et de sa puissance financière.
Dés lors, le corsaire est officiellement investi de la mission de porter la
guerre contre l’Espagne et le roi de Tunis. En 1522, ses forces reprennent le peñon de Velez, en 1526 il
saccage Tunis, en 1529 il reprend le peñon d’Alger, dernier bastion
chrétien dans son aire d’influence directe. Enfin, il propose au Grand Turc
de prendre Tunis. Pour lui, l’opération serait aisée car le roi Muley Hassan
s’est, par ses actes de cruauté, son avarice, son rapprochement avec les Chrétiens,
totalement coupé de ses sujets et de sa noblesse. En 1534, au prix de durs combats et de lourdes pertes, le corsaire s’empare
de Bizerte, La Goulette et enfin de la Casbah de Tunis.
C’en
était trop pour l’empereur! Barberousse à Tunis, c'est la menace d’un nouveau
foyer de course relayé par une infrastructure solide, d'autant que de par
sa position, menace directement la Sicile espagnole et la route commerciale
entre les territoires italiens et la péninsule. La prise de la ville facilite
la communication entre Alger et Tripoli, mais aussi entre les Régences et
Istanbul. A ce moment, c’est bien la menace corsaire qui force Charles-Quint à
intervenir en Méditerranée, sous le prétexte de restaurer Muley Hassan dans son droit et c’est
« au maître d’Alger, à Barberousse» bien plus qu’au Grand Turc que Charles-Quint dispute Tunis en 1535.
Pour ce faire, il mobilise des forces impressionnantes : plus de 600 navires, rassemblés dans les ports italiens et espagnols, embarquent plus de
34.000 hommes pour s’emparer de La Goulette, que Barberousse a fait fortifier pour
assurer un mouillage sûr à ses galères. Les deux belligérants savent qu'il s'agit de la porte maritime du royaume
et du verrou pour prendre Tunis.
La
forteresse, « forte de par sa position naturelle, de par le génie des
hommes et pour être remplie de Turcs vaillants, de 40 pièces d’artillerie» tombe le 14 juillet au terme de durs combats et d’intenses bombardements
qui ont réduit le château à l’état de ruines. Le 22, c’est Tunis qui est conquise, après une révolte des esclaves
chrétiens qui précipite la chute de la ville. Un autre fait notable est le début de mutinerie des soldats espagnols
devant le refus de l’empereur de leur laisser piller la cité, réputée pour
sa richesse. Finalement, après un « sac épouvantable de la ville» qui durera trois jours, Muley Hassan, rétabli sur son trône, conclut
un traité très favorable aux Espagnols. La Goulette est devenue un préside chrétien « avec le droit, pour
les flottes impériales, d’y séjourner et de s’y ravitailler». Avant de regagner l’Europe, l’empereur fait raser l’ensemble des fortifications
littorales annexes, laisse une garnison de 1.000 hommes sous la conduite d’un
Capitaine Général, détache temporairement 12 galères sous le commandement personnel d’Andréa
Doria et fait immédiatement venir de Sicile les matériaux de construction
nécessaires aux nouvelles fortifications. Toutes ces mesures prises, Charles-Quint s’embarque pour l’Italie. Immédiatement,
l’historiographie s’empare de ce succès pour faire de l’empereur le champion
de la Chrétienté, Carolus Magnus, le successeur de Scipion.
Pourtant,
il semble que « Charles-Quint n’avait (…), en s’éloignant des rivages
tunisiens, aucune illusion sur la solidité de son œuvre». Il aurait fallu, pour assurer une présence espagnole durable dans la
région, un soutien de la population que seul un roi puissant et respecté aurait
pu générer. Moulay Hassan n’était ni l’un ni l’autre. Le roi de Tunis ne contrôle
que sa forteresse et doit être constamment protégé par sa garde chrétienne. Dès 1536, des révoltes éclatant un peu partout dans le pays, le Hafside
doit en permanence faire appel à Don Bernardino, Capitaine Général de La Goulette,
pour obtenir des renforts en hommes. La Goulette devient donc rapidement un
point essentiel de la politique espagnole en Afrique du Nord et le préside
aura, tout au long de son existence, droit à tous les égards de la monarchie. Entre temps, Charles-Quint avait en 1541 tenté de conquérir Alger mais avait échoué devant la qualité des défenses et les forces mobilisées
par la riche cité.
Pour
le roi de Tunis, la situation devient chaque jour un peu plus critique. En
1542, Moulay Hassan s’embarque pour l’Italie d’où il compte ramener armes
et munitions. Immédiatement, son fils Ahmed se proclame roi, déclare que son
père veut embrasser la religion des Chrétiens et leur donner son royaume,
aidé par les Espagnols. Le vieux roi tente de récupérer son trône, mais, capturé,
a les yeux crevés et finit sa vie en exil, en Sicile et à Naples. La même
année, les Espagnols d’Oran échouent dans leur tentative de s’emparer de Mostaganem
et, en réponse, toute l’Oranie rompt ses relations commerciales avec la péninsule. La situation est d’autant plus critique pour les possessions espagnoles
en Afrique du Nord qu’à l’hiver 1543-1544, la flotte turque hiverne à Toulon
et menace directement l’ensemble du bassin occidental. La lutte entre les
deux empires passe alors par tous les moyens et, dès 1535, Charles-Quint défend
« à tous les marchands de commercer avec Alger et avec les autres ports
tenus par les Turcs ; tout le trafic doit passer par Bougie, Oran et
La Goulette». On parle même, entre 1534 et 1545, de tentatives de rapprochement entre
l’empereur et Barberousse.
Dans
ce contexte, on comprend que la politique méditerranéenne de l’empereur est
à présent gouvernée par sa lutte contre Soliman et François Premier. Même si entre 1545 et 1550 les deux empires ont conclu une trêve et
que Barberousse est mort en 1545, les corsaires barbaresques n’en continuent
pas moins leurs attaques. Ils se sont même trouvés un successeur au maître
d’Alger : Dragut, qui se rend maître de Tripoli en 1541. Durant toute la décennie 1550, la pression turque sur l’Afrique du Nord
augmente : les présides sont assiégés (Oran en 1556), certains tombent
(Bougie en 1554), les territoires espagnols sont régulièrement attaqués (
en 1558, le pillage de Menorca laisse l’île exsangue). Par ailleurs, les ripostes
espagnoles se soldent par des échecs, dont le plus grave est sans doute l’anéantissement
du corps expéditionnaire du comte d’Alcaudete devant Mostaganem.
Malgré
tout, en Tunisie, Ahmed se maintient au pouvoir par la peur, avec l’aide des
troupes présidiaires qu’il utilise comme de véritables mercenaires. Finalement, en 1570, le roi de Tunis est battu par les troupes de Euldj
Ali, roi d’Alger. Il est obligé de quitter son trône et de s’exiler en Espagne.
Un évènement extérieur va, sans doute, pousser l’Escorial à reprendre Tunis.
En 1572, les Gueux de Mer hollandais commencent à bloquer les accès maritimes
des Provinces-Unies. Dès lors, le contrôle de la Méditerranée devient indispensable
pour acheminer troupes et argent de Barcelone vers Gênes et Milan pour enfin
rejoindre le front du nord par les cols alpins et la Franche-Comté.
En
1573, Philippe II demande à son demi-frère Don Juan d’Autriche, vainqueur
de Lépante, de reprendre la ville. Sa prise est aisée. Pourtant, malgré les
ordres du roi d’Espagne, qui avait ordonné « de détruire toutes les fortifications,
y compris celles de La Goulette» et de redonner le trône aux Hafsides, Don Juan en décide autrement; il renforce les défenses de La Goulette et veut faire de la Casbah de
Tunis une puissante forteresse. Pour ce faire, il laisse sur place 8.000 hommes,
les travaux de terrassement et de construction se poursuivent sans relâche,
une brève du pape autorisant même à travailler le dimanche. Hélas, malgré tous les efforts consentis, les travaux ne progressent
que très lentement alors que dans le même temps arrivent d’Istanbul des bruits
alarmants. En effet, « à Constantinople, la perte de Tunis avait, après
la défaite de Lépante, provoqué de grands murmures et mouvements d’indignation
contre les corrompus, les incapables et les négligents qui furent destitués,
certains soumis à de rudes peines». En juillet 1574, une flotte de plus de 200 galères, 30 galiotes de
combat et 40 gros vaisseaux de transport se présente devant La Goulette. Près de 5.000 marins et plus de 40.000 soldats sont engagés dans cette
expédition, confiée aux plus grands amiraux et généraux ottomans. Le 23 août,
La Goulette tombe, le 13 septembre, Tunis. Le nombre et l’obligation de résultat
des Turcs ont fait la différence. Les Espagnols sont décimés, et les survivants
réduits en esclavage. La Tunisie devient alors officiellement une province turque.
A
partir des années 1570, les deux empires abandonnent progressivement la lutte
en Méditerranée et dès lors, les deux armes de l’Espagne en Afrique du Nord
seront les présides et les espions. Le dernier soubresaut de cette aventure semble bien être, en 1578, la
Bataille d'Alcazar-Quivir, où le roi du Portugal laisse la vie. La première trêve signée en 1578 entre Madrid et Istanbul court jusqu’en
1593 et sera reconduite.
Tunis
redevient alors une ville commerçante et « une véritable Echelle du Levant
pour les commerçants français». Pourtant, la domination des Turcs n’est pas mieux acceptée que celle,
plus distante, des Espagnols de La Goulette. Au contraire. Partout dans le
Maghreb, en cette fin du XVIe siècle, se façonnent « les physionomies
des Régences barbaresques, plus qu’à demi maîtresses de leurs destins». En Tunisie, en 1581 déjà, un prince inflige de lourdes défaites aux
Turcs mais ne parvient pas à s’emparer des villes solidement tenues. Il va
cependant créer un îlot de résistance à l’occupant pendant de nombreuses années. En 1590, « le soulèvement de Tunis et l’assassinat de presque tous
les Boulouk Bachi, officiers odieux à l’armée et au peuple et
à qui toute l’administration était confiée» a de grandes conséquences sur la vie politique du pays. En effet, à
partir de ce moment, le pouvoir effectif se trouve confié à un dey,
chef de la milice élu par les janissaires. Dès lors, si Tunis est encore,
en théorie du moins, soumise à l’empire ottoman, dans la réalité des faits
la régence est autonome.
Pendant
plus de 40 ans, la ville va prospérer grâce au commerce et surtout, à la course
qui prend alors son essor. Cette activité va bientôt être dynamisée par l’arrivée
des Morisques dont Tunis est, avec Salé, la principale bénéficiaire. Plus tard, les ennemis de l’Espagne trouveront également dans les régences
barbaresques un bon moyen de lutter contre l’Escorial et fourniront aux corsaires
un soutien logistique et financier. A partir de 1640, un nouveau pouvoir remplace celui du chef militaire.
Le bey, soumis au dey et chargé de la collecte des impôts dans
l’arrière-pays, supplante le chef de la milice à la faveur d’un flottement
du pouvoir. Ce changement, une fois n’est pas coutume, est bien accepté. Hammuda
bey Murad règne jusqu’à sa mort en 1666 sur un royaume en paix. A ce
moment, la régence tente aussi de s’ouvrir au monde et signe des accords commerciaux
avec les nations européennes ( Provinces-Unies et Angleterre en 1662,
France en 1665). Son fils parvient tant bien que mal à garder le pays soudé mais lorsqu’il
meurt en 1675, une lutte fratricide entre deux de ses fils et son frère ensanglante
le pays pendant plus de 10 ans. Résumer cette guerre civile reviendrait à
énumérer une succession de batailles, de trahisons, de revirements et d’alliances
qui expliquent sans doute qu’un aventurier comme Philippe d’Afrique ait pu
essayer de profiter de ce flottement de l'autorité.
Si
les rapports entre l’Europe et Tunis sont donc anciens, ils sont particulièrement
troublés en cette fin de XVIIe siècle. Tunis, devenue un important foyer de
course, sombre dans des luttes intestines qui multiplient les mouvements de
troupes. C’est dans ce contexte que Don Philippe va tenter de prendre le pouvoir.
II.
La vie de Don Philippe d'Afrique
La
vie de Don Philippe d'Afrique, prince de Tunis, est une succession de fuites
et de trahisons. Pour comprendre le personnage, il faut tenter de reconstituer
sa vie à partir des bribes collectées dans les différents documents. D’ailleurs,
si le prince est aujourd'hui tombé dans l’oubli, il semble qu’il ait été longuement
étudié au siècle dernier. Dans la première phrase de l’introduction de leur
petit ouvrage, Marthe de Bacquencourt et Pierre Grandchamp rappellent que
sa vie est « bien connue» et citent en annexe de nombreux travaux du XIXe siècle.
Les
éléments manquent sur la jeunesse de Don Philippe. Il semble être né en 1627
(puisqu’il dit avoir 19 ans lorsqu’il arrive en Sicile en 1646). La seule certitude le concernant est celle de ses origines : il
est Mahamet Chelebi, fils aîné de dey Ahmad Khûja, qui a exercé sa
fonction de 1640 à 1647 sous le règne d’Hammuda bey Murad. Don Philippe nous renvoie une image contrastée de son père : tantôt
homme oeuvrant pour son pays (il a fait construire l’un des deux forts de
La Goulette et règne « avec l’appui du peuple») tantôt homme violent qui se venge sur les Chrétiens de Tunis après
que son fils s’est enfui en Sicile. Le jeune garçon a été catéchisé à l’âge de 16 ans par un lazariste, Julien Guérin. En 1645, il montre pour la première fois son caractère frondeur en épousant
en secret une esclave chrétienne mais « son père, musulman rigide, qui pense à l’avenir, le marie
à la fille du Pacha de Tunis».
C’est
sans doute à ce moment que le fils choisit de s’exiler. Il n’est certes pas
le premier prince musulman à fuir en Europe. Au début du XVIIe siècle, les
prétendants marocains, vaincus dans la guerre civile qui ensanglante leur
pays trouvent souvent refuge en Espagne où ils ont droit aux égards et à la
pension dus à leur rang. Mahamet Chelebi dit vouloir enfin vivre en chrétien et, pour organiser sa fuite, il rencontre Giuseppe Bartolla, un renégat
de Trapani qui, lui aussi, veut revenir à sa première religion. Finalement, ils prennent la mer sur une petite embarcation en compagnie
de 8 soldats turcs, au motif de partir en course. La chiourme est composée
de quelques ecclésiastiques, de renégats et d’esclaves chrétiens. Arrivés à bonne distance de la côte tunisienne, les fuyards jettent
les Maures à la mer mais essuient par la suite une tempête qui les oblige à renoncer à Malte
(but projeté de leur fuite) pour se réfugier dans le port sicilien de Mazara. Quelque temps après, le jeune prince est baptisé dans la cathédrale
de Palerme et prend le nom d’Innocent-Philippe-Pierre-Ferdinand-Ignace. Le marquis de Los Velez, vice-roi de Sicile, et son épouse lui servent
de parrain et marraine et subviennent à ses besoins.
Après
son baptême, Don Philippe se rend à Naples, puis à Rome où il est reçu en
personne par le pape, puis passe en Espagne. Dans le même temps, il use de toutes ses connaissances pour tenter d’être
(sans succès) fait chevalier de l’Ordre de Malte, il obtient en revanche de
Philippe IV l’habit de Saint-Jacques. Par la suite, il « épouse une espagnole, séjourne à Cadix, puis
se fixe à Malaga où il mène une vie de débauché». Malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à se faire reconnaître
prince de Tunis et à retirer honneurs et rentes qui découlent de ce titre.
C’est sans doute ce qui le pousse, au final, à retourner en Tunisie ;
« de complicité avec un capitaine anglais, Don Philippe, qui en a assez
de l’Espagne où beaucoup de gens le soupçonnent et où la pension qu’on fait servir lui paraît insuffisante, s’embarque
avec sa femme, sa belle-mère, son confesseur et ses domestiques soit-disant
pour le Levant, mais en réalité pour Tunis et vient jeter l’ancre à La Goulette». Dans les courriers postérieurs le prince affirmera toujours qu’il a
été ramené en Afrique du Nord par la trahison d’un capitaine anglais à la
solde de sa mère. La répétition de cette version et le fait qu’elle serve
au mieux ses intérêts me semblent prouver qu’elle a été inventée de toutes
pièces. Nous sommes alors au début des années 1650.
Redevenu
musulman, pardonné par le successeur de son père (qui est mort entre temps),
Philipe - redevenu Mahamet - part en course sur les galères de Bizerte, mais conspire avec les Espagnols pour prendre le pouvoir. Ses plans
découverts, il est contraint à un exil de deux ans durant lesquels il se rend
à La Mecque et dans d’autres territoires de l’empire ottoman. Cet ostracisme est courant mais, une fois encore, Don Philippe le maquille
en un voyage destiné à obtenir des informations sur les intentions turques
et un moyen de ne pas éveiller les soupçons quant à l’absence d’un de ses
espions envoyé plaider sa cause à Madrid. Finalement, il regagne Tunis en 1659 et, devant le peu d’intérêt que
sa proposition suscite du coté espagnol, se décide à tenter d’intéresser Louis
XIV à sa cause. Il correspond aussi avec le Pape et, tout en implorant son
pardon, lui demande d’intervenir en sa faveur auprès du Roi-Soleil par l’intermédiaire
de son nonce en France. Il lui fait également toutes sortes de propositions
destinées à faire de Tunis un royaume chrétien qui serait, bien évidemment,
dirigé par Don Philippe. Entre temps, il est devenu gouverneur de La Goulette.
Le
dernier acte de la vie de Mahamet Chelebi se joue à partir de 1672. C’est
à ce moment que le pays entre dans une profonde crise politique. Le vieux
bey, Murad Hammuda, a de plus en plus de mal à conserver le
pouvoir, lorsqu’en 1669 meurt un de ses fidèles, le dey Muhammad Ughlu.
Il est alors remplacé par Sha’bân Khûja, qui semble bien être un parent de
Don Philippe (il porte le même nom que son père). Ce dey est déposé
en 1672 à la suite de la mise à jour d’un complot dont il était l’instigateur
et qui visait à renverser le pouvoir beylical. Bien entendu, Don Philippe était l’un des principaux conspirateurs:
on lui avait promis le « commandement de la colonne d’été». Cette expédition bisannuelle sur l’arrière-pays tunisien, destinée
à récolter l’impôt et à affermir le pouvoir de Tunis, était source de substantiels
profits pour la plupart des participants, aux premiers rangs desquels le commandant
en chef. Don Philippe, emprisonné à Testour, parvient à s’échapper et rejoint
le roi d’Alger qui l’accueille avec joie. Ce dernier, ayant appris que le
dey de Tunis projette de faire assassiner son protégé, l’envoie - une
fois de plus - faire un voyage dans l’empire ottoman. Don Philippe arrive
finalement à Istanbul où il est nommé Pacha d’Alger, mais il meurt de la peste
avant d’avoir pu entrer en fonction.
La
vie de Don Philippe est donc une succession d’intrigues, de trahisons et d’échecs.
Ce résumé appelle pourtant d’autres questions. La première d’entre elles est
sans doute de savoir qui est vraiment Mahamet Chelebi et quel est vraiment
son rang.
III.
Un grand noble ?
Tout
au long de sa vie Don Philippe a œuvré auprès des puissances européennes pour
se voir attribuer le trône de Tunis. Or, certains éléments laissent supposer
que le titre de roi de Tunis auquel il prétend n'est sans doute qu’une déformation
de la réalité.
Pour
comprendre ce que peut être la mentalité de Mahamet Chelebi, voyons comment
il présente l’organisation politique de la régence au travers du rapport qu’en
fait son obligé auprès du roi d’Espagne. Pour lui, le royaume de Tunis est
« sous le despotique gouvernement du roi nommé en langue arabe dey
qui ordonne et gouverne de manière absolue et sans aucune dépendance». Ceci peut paraître étonnant de la part d’un fils de dey. On
comprend mieux la rancœur de Don Philippe quand il dit que le dey «
est toujours élu et que le prédécesseur ne nomme jamais son successeur alors
qu’il a autorité pour le faire». C’est en effet l’une des particularités de la fonction : le détenteur
de ce titre est toujours désigné par le Divan, l’assemblée des officiers
janissaires, en souvenir de la révolte de 1590 qui l’a porté au pouvoir. Pour le narrateur, le bey n’est que la seconde autorité du royaume, ce qui est faux car, à partir de 1640, c’est bien lui qui commande la
régence. On commence à comprendre pourquoi Mahamet Chelebi est, tout au long
de sa vie, réduit à intriguer pour tenter de prendre le pouvoir dans son pays :
s’il est bien fils d’un des plus hauts dignitaires du royaume, il sait pourtant
qu’il ne règnera jamais. Il exprime d’ailleurs son ressentiment de façon explicite
à Donato Ciantar, un prêtre maltais qui s’est enfui avec lui en 1646. Il lui
avoue avoir toujours vécu dans l’espérance que son père le nommerait à sa
succession, mais que celui-ci a préféré conserver la tradition de l’élection. Et pourtant, il ne manquait pas d’arguments pour ce poste, en particulier
la faveur populaire et les qualités personnelles. On comprend mieux maintenant ce qui a poussé un jeune homme de 19 ans
à quitter son pays en y abandonnant son père, sa mère, son épouse, 5 frères,
l’espoir de régner et tous ses honneurs. En outre, l’astucieux Mahamet Chelebi a compris que pour intéresser
les Européens à son entreprise, il lui fallait un statut de prétendant au
trône tunisien. Il s’est donc attelé à créer cette illusion.
Sur
ce point, l’un des épisodes les plus édifiants est l’arrivée de Don Philippe
en Sicile en 1646. Dès son premier contact avec les autorités, il se fait
appeler « fils du roi de Tunis» et explique d’ailleurs au vice-roi de Sicile que ce titre, acquis par
son père, est héréditaire. Le prince a également pris soin d’emporter dans sa fuite de riches étoffes
qui prouvent son rang et il se plait à rappeler à ceux qui le côtoient « les richesses
et honneurs qu’il a laissées sur sa terre natale». En gage de bonne foi, il livre des informations sur les préparatifs
corsaires pour la saison à venir. Plus intéressante, la série d’évènements qui précèdent son baptême.
Elle permet de mieux cerner le personnage et de comprendre qu’il connaît parfaitement
la valeur des symboles dans cette Espagne du milieu du XVIIe siècle. Il a,
dès son arrivée, exprimé le souhait d’être baptisé au plus vite. Le cardinal
Zanta Sicilia, évêque de Mazara, l’accueille et envoie un courrier au vice-roi
pour lui demander une procuration lui permettant de baptiser Don Philippe
en son nom. Mais dans le même temps, le prince a fait parvenir, à l’insu du cardinal,
une lettre au vice-roi. Dans celle-ci, il demande au marquis de Los Velez
de ne pas autoriser que la cérémonie se déroule à Mazara mais plutôt à Palerme,
Rome où en Espagne. L’idée de Mahamet est simple : se faire baptiser dans un lieu symbolique
et par un personnage puissant pour avoir, par la suite, le maximum d’appuis.
C’est d’ailleurs ce qui se passe puisqu’il reçoit le sacrement dans la cathédrale
de Palerme, le jour de la Saint Philippe, des mains de l’archevêque de la
ville. Son parrain et sa marraine sont, rappelons-le, le vice-roi et son épouse
et quelques-uns des plus grands nobles siciliens sont présents et offrent
des cadeaux somptueux.
Dès
lors, Don Philippe est considéré comme un personnage important et fait jouer
à plein l’amitié qui le lie au marquis de Los Velez. Celui-ci l’accueille
chez lui, lui verse une pension de 100 escudos mensuels prélevés sur
les fonds secrets. La première demande du converti est celle de se voir accepté comme chevalier
au sein de l’Ordre de Malte. Il semble bien que la puissance militaire de l’Ordre et la florissante
activité de course qu’il entretient aient tout pour intéresser le jeune homme,
soit dans la perspective d’une carrière à la mer, soit dans celle d’une possible
opération pour se rendre maître de Tunis. Pour cela, Don Philippe sollicite
la bienveillance du Recteur des jésuites maltais et de plusieurs autorités
insulaires. Il sait que le vice-roi est sans doute l’une des personnes les mieux
placées pour appuyer ses démarches, puisque Malte fait souvent appel à sa
riche voisine pour subvenir à ses besoins frumentaires. Los Velez a même prévu
que lorsque Don Philippe aurait enfin accédé au titre de chevalier, il pourrait
recevoir « 2.000 ducats de pension sur les évêchés de Catane et Mazara
qui sont actuellement vacants», le Conseil d'Etat approuve. Le seul écueil à la promotion de Don Philippe au titre de chevalier
de Saint Jean et aux lucratifs revenus qui s’y attachent est alors le contrôle
draconien par l’Ordre des origines nobles du prétendant.
Afin
de plaider sa cause, Don Philippe écrit une succession de courriers au Conseil
d'Etat. Il y demande à être enfin traité comme « fils (qu’il dit être)
du roi de Tunis». Il fournit également une série de lettres envoyées par de grands nobles
qui le désignent tous par son titre, un pli « qu’il dit être du roi actuel de Tunis, appelé Aggi Maometo
(Muhammad Lâz) dans lequel il l’avise de la mort du père de ce Don Philippe» et même une correspondance du pape qui pourrait enfin décider le Grand
Maître. On comprend cependant au ton suspicieux de ce procès-verbal qu’à Madrid,
on commence sérieusement à douter du bien-fondé de la demande. La conclusion
est d’ailleurs sans équivoque : « de ces lettres présentées par
Don Philippe il ressort peu de choses et on ne peut tirer d’elles rien qui
obligerait à changer ce qui a été décidé par Sa Majesté en matière de protocole». Tout au plus autorise-t-on le prince à servir le roi dans ses territoires
(sans doute en tant que soldat), à la condition expresse qu’il se tienne éloigné
des ports en raison de « la variété de son caractère». En 1648, Don Philippe écrit encore au Conseil d'Etat. Il demande une
fois de plus que sa requête soit examinée par des personnes compétentes pour
qu’il puisse enfin avoir droit à un traitement digne de son rang car il ne
lui est plus possible, dans ces conditions, de vivre en Espagne. Devant un nouveau refus, il s’embarque quelques mois plus tard pour
Tunis ...
La
tentative de Don Philippe de se faire passer pour le prétendant légitime au
trône de Tunis auprès de la couronne espagnole est un échec total. Il redevient
donc Mahamet Chelebi mais n’en abandonne pas pour autant son idée de conquérir
un jour son royaume. Pour cela, il passe du statut d’aventurier et d’usurpateur
à celui de conspirateur prêt à tous les marchandages pour arriver à ses fins.
IV.
Don Philippe, un prince musulman
De
cette première expérience en Chrétienté, Don Philippe va tirer plusieurs leçons.
La première est qu’il devra s’appuyer avant tout sur ses obligés dans son
pays pour espérer un jour prendre le pouvoir et il va, dès lors, s’appliquer
à consolider son influence politique en Tunisie. La seconde est que, pour
pouvoir intéresser les chrétiens à une expédition en Afrique du Nord, il faut
leur donner des signes religieux forts et trouver des lieutenants qui lui
serviront de relais dans les cours européennes.
Les
éléments manquent sur la carrière de Mahamet Chelebi à partir de son retour
en Tunisie. On sait simplement que le dey le pardonne et le prend sous
sa protection. Il devient corsaire, puis accomplit un pèlerinage à La Mecque
avant de revenir au pays en 1659. Il s’applique dans le même temps à renforcer son autorité auprès des
autochtones et fait souvent remarquer, au fil des correspondances, qu’il est
« estimé des habitants du pays». Le prince tente de profiter de l’animosité qui existe entre l’envahisseur
turc et les populations locales, opposition qu’il présente comme l’une des principales raisons à la facile
conquête de son royaume (elle n'est d’ailleurs pas nouvelle puisqu’au XVIe siècle Lopez de Gomara
la soulignait déjà). Pour justifier sa fuite en 1646, il a expliqué à ses compatriotes qu’il
ne s’est pas enfui en Espagne, mais qu’il a simplement tenté de trouver de
l’aide pour libérer le pays de l’oppression turque! Dès lors, même s’il est chrétien de cœur, les Tunisiens « le tiennent
finalement pour maure» et il précise que de nombreux renégats et Maures sont ses obligés. Mahamet Chelebi parle également d’une maison de campagne proche du rivage,
de personnes fidèles et d’espions qui le renseignent en permanence. Une liste plus détaillée ajoute même que « le prince a 400 chrétiens
sur sa galère, 7 frères valeureux et plus jeunes que lui, de nombreux maures
qui sont ses obligés, un château en dehors de Tunis appelé Raspatia avec une tour qui surveille 50 miles de mer, une maison entre les deux
forts de La Goulette et (…) d’autres maisons dans tous les lieux où il y a
des forteresses». Il est donc certain que le prince dispose d’atouts pour tenter de conquérir
la régence. Il sait cependant que, pour réussir, il lui faudra l’appui des
chrétiens.
Les
correspondances de Don Philippe regorgent de preuves (un peu trop nombreuses
peut-être) de son amour pour la religion catholique. C’est d’ailleurs avec
« l’aide des chrétiens» que Don Philippe entend prendre Tunis. Il aime à rappeler que, dès son
plus jeune âge, il s’est rapproché des esclaves de son père qui lui ont apporté
ses premières notions. Le marquis de Los Velez indique aussi qu’il a appris l’italien pour
pouvoir communiquer avec ses catéchistes. Après son retour en terre d’Islam, Mahamet Chelebi multiplie les démonstrations
de son attachement à la foi catholique. En 1669, il écrit au pape pour lui
demander de le pardonner, de l’accueillir à nouveau et de le soustraire « aux ténèbres de l’Infidélité et au péril de
la mort éternelle». En outre, il vit en compagnie de ses seuls esclaves chrétiens, à l’exception
de deux musiciens maures et dont l’un d’eux s’est fait baptiser en secret. Mais pour Don Philippe, les ecclésiastiques ont aussi un autre rôle :
les prêtres cautionnent ses actions et ses dires. En 1646 déjà, lors de son
arrivée en Sicile, il était accompagné « de quelques jésuites et d’un
moine». Il est ensuite, avant son baptême, envoyé chez les jésuites pour se
perfectionner dans la connaissance de la religion. Le prince leur confie alors ses vœux et les pères peuvent préciser qu’il
est « un homme de très grand talent». Plus tard, le vicaire général de Carthagène atteste par un courrier
la trahison du capitaine anglais qui ramène Mahamet Chelebi en Tunisie. Il confie également ses projets de prise de Tunis à Frère Marcos de
Piedra Garcia, chargé du rachat des captifs à Tunis et ne cessera, par la suite, d’utiliser la voix des prêtres. Il dispose également d’un autre recours pour intéresser les rois européens
à son entreprise : deux affranchis, Julio Banfi et le chevalier de Beauchamps.
Le
cas des esclaves chrétiens en Afrique du Nord a été abondamment étudié, et
la plupart des travaux ont mis en avant l’impossibilité d’établir une quelconque
typologie du parcours servile. Selon ses compétences, son âge ou sa volonté
de renier sa foi, l’Européen se voit souvent proposer des perspectives de
carrière et d’ascension sociale. Les deux serviteurs de Mahamet Chelebi ne font pas exception. Julio
Banfi est un ingénieur milanais qui sert de relais à Don Philippe en Espagne
et en Italie au cours des années 1650, Beauchamps un noble français qui tente
d’intéresser Louis XIV à une expédition tunisienne au cours des années 1670
et 1680. On note de nombreuses similitudes entre les deux itinéraires. L’un
et l’autre ont été esclaves de Don Philippe d'Afrique : Banfi « a
été captif à Tunis et libéré par le prince Don Philippe Charles d’Autriche
prince de Tunis», Beauchamp a « été esclave de nombreuses années». Autre parallèle, ces deux hommes, une fois affranchis, deviennent des
serviteurs dévoués. Banfi précise qu’il est l’obligé du « prince à qui
il doit sa liberté» et si le chevalier est moins explicite, il est tout aussi zélé. Il semble
d’ailleurs évident que les deux hommes ne servent pas Chelebi par simple dette
mais doivent avoir des intérêts à la réussite de l’opération, car la tâche
qui leur est confiée est d’envergure. Banfi est accrédité pour être le représentant
de Don Philippe en Europe. A ce titre, il voyage pendant plus de plus de trois ans pour tenter
de recueillir de l’aide. Il se rend d’abord à Milan pour rencontrer le cardinal
Trivilio, que Don Philippe avait connu en Sicile, mais celui-ci est mort entre
temps. L’ingénieur se dirige ensuite vers Rome où il s’entretient avec le pape
et lui remet une proposition. Le Saint Père le confie alors au cardinal Guigi. Dans un troisième temps, le milanais se rend à Florence, rencontre le
Grand Duc qui écoute sa proposition mais lui signifie qu’il n’a pas les moyens
d’agir seul en Tunisie et qu’il attendra la réponse du Pape et du roi d’Espagne. Enfin, Banfi revient à Milan en attendant le retour de Terre Sainte
de son maître. Le 20 novembre 1659, une lettre de Don Philippe le rappelle
à Tunis pour faire connaître les réponses des princes européens. Le rôle de Banfi ne se limite pas à celui d’ambassadeur : en cas
de réponse positive de l’Espagne, il serait aussi chargé de récupérer les
armes livrées en contrebande et de veiller au bon déroulement de l’opération. Le secrétaire note qu’il a « très bien reconnu le pays et les forteresses,
car c’est sa profession d’ingénieur militaire». Les membres du conseil approuvent la proposition préliminaire, renvoient
Banfi en Afrique du Nord mais suggèrent de lui adjoindre une personne avisée
qui donnerait une autre vision des choses. On dispose de moins d’informations sur Beauchamps, mais lui aussi a
sans doute intérêt à ce que Don Philippe reçoive l’aide des Européens. Ainsi
le chevalier doit avoir « l’entier commandement des vaisseaux» qui doivent fournir un soutien au prince car il est le seul à connaître
les détails de l’opération et à pouvoir la mener à bien. D’autre part, Beauchamps écrit personnellement au cardinal Altiere,
Préfet de la Propagande du Pape, pour lui demander d’intervenir auprès de
Louis XIV. Enfin, il est à signaler que Joseph Thomas Merle de Beauchamps est chevalier
de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Il est donc tout à fait possible que les relations entre lui et son
maître datent de l’époque où le prince projetait de se faire chevalier ou
que des clauses secrètes prévoient un rapprochement entre l’Ordre de Malte
et Mahamet Chelebi.
Don
Philippe d'Afrique n’est donc pas seul dans ses projets de prise de pouvoir.
Il dispose de solides atouts tant au sein de la population locale qu’en Europe.
Grâce aux religieux et à ses émissaires, il peut espérer trouver une certaine
aide mais, pour ravir le trône de Tunisie, il sait qu’il lui faudra lutter
l’arme à la main. Seul le projet proposé à l’Espagne étant véritablement réfléchi
au point de vue militaire, il m’a semblé intéressant de l’étudier en détail.
V.
Le projet espagnol
La
collaboration militaire entre Chrétiens et Musulmans n'est pas, en Afrique
du Nord, une nouveauté. A la fin du XVe siècle déjà, on pense que des espions
salétins ont proposé au duc de Médina-Sidonia de lui livrer la ville avant
l’arrivée des Portugais. Tout au long des XVIe et XVIIe siècles, de nombreux princes, algériens
ou marocains, imploreront l’aide espagnole en échange de concessions financières
ou religieuses. Pourtant, la proposition de Don Philippe au Conseil d'Etat espagnol
à la fin des années 1650 surprend par sa rigueur et ses détails. Elle est
présentée par Julio Banfi et, afin de juger du degré de préparation, il m’a
semblé judicieux de reproduire en annexe le croquis fourni par l'ingénieur.
Avant
de demander des troupes et du matériel, le Milanais explique la volonté de
Don Philippe « de réduire ce royaume à la Sainte Foi sous la protection
et tribut de Votre Majesté et de donner la liberté à 12.000 esclaves chrétiens». L’intérêt pour l’Espagne serait alors de chasser les Turcs de Tunisie,
de s’assurer une rentrée d’argent supplémentaire et, surtout, d’occuper La
Goulette. Car Mahamet Chelebi propose aussi de refaire du port de Tunis un préside
espagnol. Il est bien entendu que le prince aura « le titre et l’autorité
de roi, comme le fit Charles-Quint pour le roi maure après sa victoire sur
Barberousse» et il n’hésite d’ailleurs pas à se présenter comme le successeur de
Moulay Hassan. Pour lui, « la puissance du royaume de Tunis est connue
de tous et on sait la menace qu’elle fit peser sur l’empire romain», étant construite sur les ruines de l’ancienne Carthage. Pour Mahamet Chelebi, devant la difficulté de prendre Tunis, l’empereur
n’avait pas hésité à se charger en personne de la conduite de l’expédition et le prince commence alors une intéressante comparaison qui tourne,
bien évidement, à son avantage. D’abord, Charles-Quint n’avait aucun espion
sur place alors que Don Philippe possède de nombreux obligés. Ensuite, l’Empereur
avait rétabli sur le trône un souverain musulman, alors que le prince est
chrétien, bien que tous le croient pour l’instant mahométan. Enfin, il ne faut au conspirateur qu’un « très petit corps d’armée» et non l’impressionnante mobilisation de forces navales et terrestres
qui avait conduit à la prise de la ville en 1535. S’en suit un exposé sur
la pratique politique en Tunisie et les rapports purement formels que la régence
entretient avec l’Empire Ottoman, ce qui permet au prince d’affirmer que les Espagnols ne s’exposent à
aucun risque de réaction turque et que « la situation présente est bien meilleure et plus sûre» que celle de l'expédition impériale. En cas d’échec, toute la faute
retomberait sur Don Philippe et ses partisans ;l’Espagne ne risquerait pas de représailles du fait des faiblesses de
l’empire ottoman, aurait pris La Goulette et libéré des esclaves.
En
contrepartie, Madrid devra bien sûr fournir une aide militaire. En soi, le
plan est simple : les Espagnols doivent prendre La Goulette pendant que
Don Philippe et ses partisans occupent les lieux stratégiques de Tunis et
libèrent les esclaves qui doivent venir grossir le rang des insurgés. Afin d’armer les rebelles, les Espagnols doivent faire parvenir en secret
des armes pour équiper au moins 600 hommes : pistolets, épées, carabines,
pétards et bien sûr balles et poudre. Tout est prévu : les armes peuvent être achetées à Milan (elles
y sont moins chères qu’ailleurs), puis embarquées dans l’un des ports du Finale et acheminées à Tunis. Le navire qui les transportera devra être, pour
passer inaperçu, « de marchands soit de Gênes, soit de Livourne, soit de Marseille,
soit d’autres qui viennent ici». Une fois débarquées discrètement, elles seront introduites sans difficultés
à Tunis car il n’y a pas de contrôles. Ceci fait, le prince attendra l’arrivée des Espagnols qui devront mobiliser
« au moins 18 navires entre les galères et les vaisseaux». En vue du port, la flotte devra envoyer un navire en éclaireur qui,
pour passer inaperçu, sera, lui aussi, camouflé en commerçant italien. La
réponse du prince reviendra par le même moyen. Si cette première solution s'avère impossible à réaliser (ce qui paraît
tout à fait plausible, car on a du mal à imaginer un vaisseau de guerre maquillé
en fuste de commerce), on pourra tout de même communiquer avec Don Philippe
par un prêtre qui, sous couvert de racheter des captifs, entrera en contact
avec les mutins. Ceci fait, Don Philippe fera des signaux à la flotte pour indiquer les
sites de débarquement les plus opportuns. C’est à ce moment que débutera la véritable opération.
Les
400 Espagnols débarqués avec armes, munitions et échelles devront « surprendre » les deux forteresses de La Goulette qui apparaissent parfaitement sur
le plan de Julio Banfi. Ils seront aidés par les renseignements recueillis
par Don Philippe qui connaît la faiblesse de leurs défenses, de leur garnison
et l’impossibilité de les ravitailler. De plus, l’ingénieur a parfaitement reconnu ces deux ouvrages et précise
qu’« il n’y a pas plus de 40 Turcs en garnison dans l’un et l’autre,
pas de fortifications, ni fossé, ni contrescarpe intérieure ou extérieure,
aucun bastion ni autre défense que la simple muraille sans aucun flanquement
qui la couvre». Il livre même le nombre et la qualité des pièces d’artillerie qui servent
chacune des forteresses, la distance entre les deux ouvrages et celle qui les sépare du rivage. C’est sans doute ici que l’on peut saisir au mieux le travail de Banfi.
Il a mis ses compétences antérieures au service de la cause de son maître
et livre une analyse approfondie des deux forts de La Goulette. On ne peut
d’ailleurs que constater sur son croquis la faiblesse des deux ouvrages :
l’un est un simple bastion, l’autre un château au plan clairement obsolète.
Pour
Don Philippe, La Goulette est indispensable car elle garantit une retraite
sûre en cas d’échec de la seconde phase du plan : la prise de Tunis.
Ces deux opérations doivent être parfaitement coordonnées car le prince prendra Tunis avec l’aide des esclaves chrétiens, des Maures
et de quelques renégats. Les captifs doivent en effet assurer la victoire : c'est pour cela que le prince propose de déclencher l’opération
durant les mois d’hiver quand les esclaves sont rassemblés dans leurs prisons. Il propose aussi d’investir en priorité le Divan qui renferme « plus de 60 mousquets» et ainsi d’armer la chiourme libérée. De toute façon, Don Philippe assure
qu’une fois accomplis les premiers objectifs, les armes ne manqueront pas. La ville tombée, le prince suggère enfin de tuer tous les dignitaires
turcs et ceux qui résisteraient, puis de faire la jonction avec les troupes
espagnoles qui ne seront pas impliquées directement mais seulement présentes « pour
assurer l’entreprise».
Le
plan présenté par Don Philippe est parfaitement étudié, mais il ne donnera
lieu à aucun déploiement de force espagnol. A la suite de son échec, Mahamet
Chelebi va se lancer dans toute une série de propositions de plus en plus
surréalistes.
VI.
Les autres propositions
Après
l’épisode espagnol, le prince tente de s’insérer dans la vie politique de
son pays. Cela ne l’empêche pourtant pas de conspirer et, à partir des années
1670, de se lancer dans des plans chaque fois plus ambitieux.
La
première offre de Mahamet Chelebi au roi de France date de 1670. Le prince
semble alors vouloir quitter la régence et tente d’obtenir l’aide du pape afin de persuader Versailles de l’aider. En contrepartie, il emmènerait dans sa fuite 400 chrétiens, quelques
renégats et de l'argent qui lui permettrait de vivre sans aucune aide : sa sécurité et celle de ses richesses seraient garanties durant
l'opération par un passeport signé du Pape et de Louis XIV. Suite à des contretemps, l’affaire n’aboutit pas. Durant les années
1680, cet éternel conspirateur projette de prendre l’ensemble des ports tunisiens,
avec seulement quelques ingénieurs et artificiers, de se faire nommer par le Sultan gouverneur de la région des Dardanelles,
puis de livrer les détroits aux Vénitiens qui pourraient les tenir à moindres
frais et ainsi gêner considérablement l’empire ottoman. En 1686, le chevalier de Beauchamps soumet un nouveau plan énumérant
les atouts que pourrait tirer la France d’une aventure militaire en Tunisie.
Il brosse une vision idyllique mais clairement erronée du royaume de Tunis
qui « produit du blé et du grain en abondance pour secourir ses voisins
et pays étrangers ; il y a toutes sortes de chasses, des fruits, du raisin
à foison pour servir aux lieux qui en auraient du besoin, il donne de la cire,
du beurre, de l’huile, des cuirs et des poissons plus qu’on n’en peut souhaiter,
c’est un pays fertile et très riche où il y a d’or et d’argent ramassé dans
des basses fosses». Beauchamps insiste aussi sur la valeur stratégique de la région et note que « les armées navales de France peuvent y faire leur
provision un tiers meilleur marché qu’en France». Don Philippe offre enfin « d’entretenir, une fois la pays passé
sous l’autorité de Sa Majesté, 6000 Français, 12 navires et de peupler la
ville de la même nation, de dresser des églises et de reconnaître Sa Majesté
pour son souverain, seigneur et maître».
Il
n’est pas nécessaire d’exposer plus en détail ces propositions pour comprendre
que Mahamet Chelebi s’est lancé dans une surenchère qui, à terme, le discrédite
totalement. Car si le prince semble être un excellent manipulateur en ce qui
concerne les personnes (Banfi, Beauchamps ou même le marquis de Los Velez
en sont de parfaites illustrations), il est en revanche un très mauvais diplomate
totalement déconnecté de la réalité quand on replace ses propositions dans
leur contexte.
En
1654, L’Espagne vient de subir devant Arras une lourde défaite annonciatrice
de sombres perspectives sur ses territoires du nord. Elle est épuisée par
une interminable guerre avec son voisin portugais et a de plus en plus de
mal à résister à la politique agressive de son voisin français. En 1659, la
Paix des Pyrénées est une véritable humiliation pour Madrid. Comment alors
imaginer que l’on puisse mobiliser 400 hommes, des armes et surtout 18 navires
alors que la flotte espagnole est quasiment anéantie? L’Espagne utilise alors ses rares vaisseaux de combat pour tenter d’imposer
un blocus au Portugal et confie la lutte en Méditerranée à ses corsaires et
aux Hollandais. Aux Hollandais? Oui, car l'Escorial collabore avec les ennemis d’hier
et oublie son rôle de champion de la Chrétienté pour se défendre des agressions
françaises. La fuite de Don Philippe et les conclusions rendues par le Conseil
d'Etat n’arrangent rien car le prince est, à partir de ce moment, considéré
comme un simple aventurier.
Que
dire des offres faites à Versailles ? Quel serait l’intérêt du Roi Soleil
à engager dans une opération incertaine hommes et troupes dont il a particulièrement
besoin ailleurs en Méditerranée, notamment en 1674-1678 où il apporte un soutien
militaire aux insurgés de Messine ? Pourquoi mettre à mal les relations
avec l’empire ottoman qui est un allié utile dans la lutte contre l’Empire? Pourquoi enfin vouloir affaiblir une course barbaresque qui est, de
toute façon, maîtrisée et canalisée? Pour toutes ces raisons, les propositions faites à Louis XIV sont tout
aussi dénuées de sens politique que celles faites aux Espagnols quelques années
plus tôt.
On
ne s’attardera pas non plus sur le projet des Dardanelles. Les détroits ont
certes été dans les années 1654-1657 le lieu d'intenses combats mais à la
fin du siècle, la Sérénissime n’est plus que l’ombre d’elle-même et
n’a certainement pas les moyens de lutter contre l’empire ottoman qui s’immisce
jusque dans l’Adriatique.
Les
deux seuls thèmes récurrents des correspondances étudiées sont la concession
du titre de prince à Don Philippe et l’adoption du Christianisme par son royaume.
Pour le reste, peu de propositions concrètes. Mahamet Chelebi est donc en
1686, au moment de sa mort, totalement discrédité. Par son instabilité, son
manque de lucidité politique, il s’est coupé des seuls appuis extérieurs qu’il
pouvait espérer dans sa conquête du trône de Tunis.
On
peut se demander si Don Philippe n’était pas, tout simplement, un homme du
XVIe siècle égaré dans un XVIIe siècle qu’il ne comprenait pas. Toutes ses
correspondances regorgent d’allusions à des valeurs d’un autre temps et rappellent
les ouvrages du XVIe siècle commandés par l’historiographie officielle des
Habsbourg. L’Empereur puis son fils, le Roi Prudent, auraient sans doute prêté
une oreille plus attentive à Mahamet Chelebi mais la continuité de la Reconquête,
l’héritage impérial ne sont plus, en cette fin de XVIIe siècle, qu’un vague
souvenir dans une Espagne avant tout préoccupée par les crises financières
à répétition et la menace française. Les conclusions quant au rapprochement
avec la France sont sensiblement les mêmes : qu’espérer d’un roi dont
le seul et unique objectif est de s’assurer une frontière homogène au nord ?
Il
a sans doute aussi manqué à Don Philippe la patience qui lui aurait sûrement
permis d’obtenir plus de ses alliés européens. Sa vie semble finalement une
succession d’idées, toujours ébauchées mais jamais dégrossies ou polies par
le temps et la réflexion. Peut-être aussi n’avait-t-il pas pris conscience
du décalage du basculement géopolitique vers le nord, lui qui restait malgré
tout un méditerranéen. Pourtant, la vie de Don Philippe d'Afrique, prince
de Tunis, montre au moins que, dans cette Méditerranée de la fin du XVIIe
siècle, aucune frontière n’est hermétique ; il est certes un renégat
exceptionnel (la plupart des cas se font du Christianisme vers l’Islam), mais
sa vie prouve les routes qui mènent à Madrid, Istanbul, Rome ou Paris peuvent
parfaitement se croiser à Tunis…